Des pommes pour ma sœur : une porte claquée, un cœur brisé

— Tu n’aurais pas pu faire un effort ? Même pas une boîte de chocolats ?

La voix d’Élodie résonne encore dans mon esprit. Je suis là, debout sur le paillasson de son appartement à Nantes, les bras chargés d’un simple sac en papier contenant six pommes rouges, cueillies la veille dans le verger de notre grand-mère. J’ai mis tout mon cœur à choisir ces fruits, pensant à nos goûters d’enfance, à ces moments où nous grimpions dans les arbres pour attraper les plus belles pommes. Mais aujourd’hui, ce souvenir n’a pas la même saveur.

Élodie, ma sœur aînée, a toujours eu ce don pour faire sentir aux autres qu’ils ne sont jamais assez. Elle vient de fêter ses 35 ans, entourée de ses trois enfants et de son mari, Laurent. La maison sent le café et le gâteau au yaourt. Sur la table du salon, des bouquets de fleurs et des paquets colorés témoignent des cadeaux reçus lors de sa fête. Je suis arrivée un peu en retard, comme souvent. Mon frère Antoine est déjà là, en train de discuter avec Laurent. Nos deux petits frères, Paul et Lucie — oui, Lucie est une fille mais nos parents ont toujours aimé surprendre — sont encore à la fac à Rennes.

Je tends timidement mon sac à Élodie. Elle l’ouvre, découvre les pommes et lève les yeux au ciel. Un silence gênant s’installe. Antoine détourne le regard. Laurent se racle la gorge.

— Tu sais que j’adore les pommes, mais…

Elle ne termine pas sa phrase. Je sens la colère monter en moi. Pourquoi faut-il toujours que tout soit une compétition ? Pourquoi mes cadeaux ne sont-ils jamais assez bien ?

— Je voulais juste te rappeler notre enfance…

— Notre enfance ? Tu veux dire quand tu piquais toujours la plus grosse part de tarte ?

Son ton est acerbe. Je sens mes joues chauffer. Les enfants d’Élodie courent autour de nous, inconscients du drame qui se joue.

— Ce n’est pas une question de valeur matérielle, Élodie. C’est symbolique.

— Symbolique ? Tu sais ce que ça veut dire pour moi ? Que tu n’as pas pris la peine de penser à ce qui me ferait plaisir. Que tu t’es contentée du minimum.

Je serre les poings. J’ai envie de crier que je n’ai pas les moyens d’acheter des cadeaux luxueux, que mon job de libraire ne me permet pas de faire des folies. Mais je me tais. Je repense à toutes ces fois où j’ai essayé de faire plaisir à Élodie — et à toutes ces fois où elle a trouvé le moyen de me rabaisser.

Antoine tente d’apaiser la situation :

— Allez, Élodie… Ce sont de belles pommes !

Mais elle ne l’écoute pas. Elle pose le sac sur la table comme s’il s’agissait d’un vulgaire sac de courses.

— Tu sais quoi ? Si c’est ça ta façon de montrer que tu tiens à moi…

Elle s’interrompt, puis se dirige vers la porte d’entrée et l’ouvre brusquement.

— Je crois que tu ferais mieux de partir.

Je reste figée quelques secondes. Je regarde Antoine, qui baisse les yeux. Laurent marmonne un « Désolé » à peine audible. Les enfants s’arrêtent un instant pour me regarder, puis reprennent leurs jeux.

Je ramasse mon sac vide — elle a gardé les pommes — et franchis la porte sans un mot. Derrière moi, j’entends la porte claquer violemment.

Dans l’escalier, les larmes me montent aux yeux. Je repense à notre enfance : aux après-midis passés chez Mamie Jeanne à cueillir des fruits, aux disputes pour un rien mais aussi aux rires partagés. Quand est-ce que tout est devenu si compliqué ?

En rentrant chez moi, je reçois un message d’Antoine : « Ne t’en fais pas, elle était juste fatiguée… » Mais je sais que ce n’est pas vrai. Ce n’est jamais juste la fatigue avec Élodie. C’est toujours plus profond : une blessure ancienne, une jalousie mal digérée, un besoin constant d’être reconnue comme la meilleure.

Le soir même, je téléphone à Paul et Lucie. Ils comprennent tout de suite.

— Tu sais comment elle est… Elle veut toujours plus.

— Mais toi, tu as fait ce que tu pouvais. C’est ça qui compte.

Leur soutien me réchauffe un peu le cœur. Mais la douleur reste là, tenace.

Les jours passent. Pas un mot d’Élodie. Pas un message pour s’excuser ou simplement demander comment je vais. Je me demande si c’est moi qui ai tort d’attendre autre chose d’elle. Peut-être que dans notre famille française moderne, on a oublié la valeur des choses simples — ou peut-être qu’on ne sait plus comment se parler sans se juger.

Aujourd’hui encore, je repense à cette porte claquée et à ces pommes posées sur sa table. Est-ce que la simplicité n’a plus sa place dans nos familles ? Est-ce qu’on doit forcément prouver notre amour par des cadeaux coûteux ? Ou bien est-ce qu’on a juste oublié comment s’aimer sans condition ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce que vous aussi vous avez déjà eu l’impression que vos gestes sincères n’étaient jamais assez ?