Dans l’ombre du mépris : Le combat d’Anaïs pour exister

« Tu ne comprends rien, Papa ! » Ma voix résonne dans le salon, brisant le silence pesant du soir. Gérard, mon père, lève à peine les yeux de son journal. Il soupire, agacé, comme si chaque mot que je prononce était une insulte à son autorité. Camille, ma demi-sœur de vingt-trois ans, pianote sur son téléphone sans même me regarder. Je me sens invisible, étrangère dans ma propre maison.

Depuis la mort de maman il y a deux ans, tout a changé. Gérard est devenu encore plus distant, enfermé dans ses souvenirs et ses principes d’un autre temps. Il a vingt-cinq ans de plus que maman n’en avait ; il a toujours été vieux pour moi, mais depuis qu’elle est partie, il semble avoir pris cent ans d’un coup. Il ne comprend rien à ma génération, à mes rêves de devenir illustratrice, à mon envie de liberté. Pour lui, la vie est une suite de sacrifices silencieux et de devoirs à accomplir sans broncher.

Ce soir-là, j’ai osé lui parler de mon projet d’école d’art à Paris. J’ai passé des semaines à préparer mon dossier, à dessiner la nuit quand tout le monde dormait. Mais il n’a même pas voulu regarder mes croquis.

— Tu ferais mieux de penser à un vrai métier, Anaïs. On ne vit pas de dessins. Tu rêves trop.

Ses mots me frappent comme une gifle. J’ai envie de hurler, de tout casser. Mais je ravale mes larmes et je monte dans ma chambre, claquant la porte derrière moi. Sur mon bureau s’entassent mes carnets de croquis, témoins muets de mes espoirs étouffés.

Camille vient parfois frapper à ma porte, mais c’est toujours pour me demander si j’ai vu ses clés ou pour me reprocher d’avoir laissé traîner mes affaires dans la salle de bain. Elle n’a jamais accepté que je sois là ; je suis la fille de la seconde épouse, celle qui a bouleversé sa vie d’enfant unique. Entre nous, il y a un mur invisible fait de jalousie et de non-dits.

Un soir d’automne, alors que la pluie martèle les vitres et que Gérard s’est endormi devant la télé, Camille entre sans frapper.

— Tu comptes rester enfermée toute ta vie ?

Je lève les yeux vers elle. Son regard est dur mais je perçois une lueur d’inquiétude.

— Qu’est-ce que tu veux ?
— Papa va finir par te rendre folle si tu continues à tout garder pour toi.

Je ris jaune.

— Tu crois que j’ai le choix ? Il n’écoute jamais rien !

Camille s’assoit sur mon lit. Pour la première fois depuis longtemps, elle semble vouloir parler vraiment.

— Tu sais… Moi aussi j’ai eu du mal avec lui. Il n’a jamais compris pourquoi j’ai voulu faire des études de lettres. Il voulait que je sois avocate comme lui. Mais j’ai tenu bon.

Je la regarde, surprise. Je n’avais jamais imaginé qu’elle aussi avait souffert du manque d’écoute de Gérard.

— Comment t’as fait ?
— J’ai fini par partir. J’ai bossé comme serveuse pour payer mon loyer et mes études. Il m’en a voulu des années… Mais aujourd’hui il s’y est fait.

Un silence s’installe. J’aimerais avoir son courage mais je me sens prisonnière ici, trop jeune pour partir, trop seule pour me battre.

Les semaines passent et chaque jour ressemble au précédent : disputes étouffées, regards fuyants, repas silencieux. À l’école, je fais semblant d’aller bien. Mes amis ne savent rien ; je garde tout pour moi par honte ou par peur qu’on ne comprenne pas.

Un soir de décembre, alors que Lyon s’illumine pour la Fête des Lumières et que les rues débordent de monde heureux, je rentre chez moi le cœur lourd. Je trouve Gérard assis dans la pénombre du salon, une photo de maman entre les mains.

— Tu sais… Elle aurait été fière de toi, murmure-t-il sans lever les yeux.

Je reste figée sur le seuil. C’est la première fois qu’il parle d’elle depuis des mois.

— Pourquoi tu ne me laisses pas essayer ? Pourquoi tu refuses que je vive mes rêves ?

Il soupire longuement.

— Parce que j’ai peur pour toi. Le monde est dur, Anaïs. Je ne veux pas que tu souffres comme moi j’ai souffert.

Je sens mes larmes monter mais cette fois je ne les retiens pas.

— Mais tu me fais déjà souffrir en m’empêchant d’être moi-même !

Il se tait. Un silence lourd tombe entre nous mais il n’est plus hostile ; il est plein de regrets et d’amour maladroit.

Ce soir-là, quelque chose change en moi. Je comprends que Gérard n’est pas seulement un tyran ; c’est un homme brisé par la vie et la peur de perdre ce qui lui reste. Mais moi aussi j’existe et j’ai le droit d’essayer.

Quelques semaines plus tard, Camille m’aide à envoyer mon dossier à l’école d’art en cachette. Quand j’apprends que je suis acceptée pour un entretien à Paris, mon cœur explose de joie et d’angoisse mêlées.

Le jour venu, Gérard découvre la lettre sur mon bureau.

— Tu pars sans mon accord ?

Sa voix tremble entre colère et tristesse.

— J’ai besoin de vivre pour moi, Papa. Laisse-moi au moins essayer…

Il baisse les yeux. Pour la première fois depuis longtemps, il ne dit rien. Peut-être qu’il comprend enfin ce que je ressens.

Aujourd’hui encore, rien n’est facile entre nous. Mais j’ai appris à me battre pour ma voix et mes rêves. Et vous… jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour être entendus par ceux que vous aimez ? Est-ce qu’on peut vraiment exister sans blesser ceux qui nous retiennent par peur ?