Chaque samedi, je construis une cabane chez mes beaux-parents : le secret de mon beau-frère
— Tu viens, Thomas ? On va pas y passer la nuit !
La voix de Paul résonne dans le jardin détrempé, tranchant le silence du matin. Je serre les dents, les mains déjà engourdies par le froid, et je jette un regard à Alyssa qui s’affaire à l’intérieur avec sa mère. Encore un samedi à bricoler cette fichue cabane au fond du jardin, à Saint-Aubin-sur-Mer. Je n’ai jamais compris pourquoi on s’infligeait ça, mais chaque semaine, c’est la même rengaine : on charge la Clio, on traverse la Normandie, et on se retrouve à visser, scier, porter des planches sous le regard exigeant de mon beau-père, Gérard.
Paul, lui, est toujours là avant tout le monde. Il a ce sourire trop large, trop enthousiaste pour être honnête. « T’inquiète, Thomas, ça ira vite aujourd’hui ! » Il dit ça chaque fois. Mais aujourd’hui, quelque chose cloche. Il est nerveux, il regarde sans cesse son téléphone, et il disparaît plus souvent que d’habitude derrière la haie.
Je me penche pour ramasser une planche et je sens mon dos protester. « Tu veux pas faire une pause ? » me lance Paul. Je hausse les épaules. « Si on s’arrête maintenant, on n’aura jamais fini. » Il sourit faiblement et s’éloigne encore.
À midi, autour de la table en formica, l’ambiance est tendue. Gérard râle sur la météo, Alyssa parle du boulot à l’hôpital, et moi je compte les minutes avant de pouvoir rentrer chez nous. Paul ne mange presque rien. Sa sœur, Camille, le regarde d’un air inquiet.
Après le repas, alors que tout le monde est occupé à débarrasser, j’entends des éclats de voix dans le garage. Je m’approche discrètement. Paul parle à quelqu’un au téléphone :
— Non, je peux pas venir ce week-end… Oui, je sais… Mais ils sont tous là… Je fais ce que je peux !
Il raccroche brusquement en me voyant. « Ça va ? » je demande. Il sursaute. « Ouais ouais… Juste un pote qui voulait sortir ce soir. »
Mais son regard fuit le mien. Quelque chose ne tourne pas rond.
Le samedi suivant, même scénario. Sauf que cette fois-ci, alors que je vais chercher une scie dans la remise, je tombe sur Paul assis sur un vieux tabouret, la tête entre les mains. Il sursaute en m’apercevant et tente de cacher un dossier sous sa veste.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Rien ! Je… Je rangeais juste un peu.
Je m’approche malgré moi et j’aperçois le logo d’une banque sur le dossier. Mon cœur se serre.
— Paul… T’as des soucis ?
Il hésite longtemps avant de répondre. Finalement, il craque :
— J’ai tout foiré, Thomas… J’ai perdu mon boulot il y a deux mois. J’ai rien dit à personne. Je viens ici tous les week-ends pour faire semblant d’être occupé… Je peux pas rentrer chez moi, j’ai peur de croiser mes voisins… J’ai des dettes… Et puis… j’ai honte.
Je reste sans voix. Tout s’explique : son zèle soudain pour la cabane, ses absences répétées, son air absent à table.
— Pourquoi tu ne l’as pas dit à ta famille ?
— Tu connais mon père… Il me prend déjà pour un raté. Et puis… j’ai pas envie qu’ils s’inquiètent pour rien.
Je sens la colère monter en moi — pas contre Paul, mais contre cette pression silencieuse qui pèse sur chacun de nous dans cette famille où il faut toujours être fort, toujours donner le change.
Le soir même, alors qu’on s’apprête à partir, je prends Alyssa à part et je lui raconte tout. Elle pâlit mais me remercie d’avoir eu le courage d’en parler.
Le samedi suivant est différent. Paul n’est pas là. Camille non plus. Gérard fait mine de ne rien voir mais sa mâchoire est crispée. À la pause café, Alyssa prend la parole :
— Papa… Il faut qu’on parle de Paul.
Un silence glacial s’abat sur la pièce.
— Il a perdu son boulot. Il a besoin d’aide.
Gérard explose :
— Quoi ?! Et il n’a rien dit ?! Mais c’est pas possible !
La dispute éclate. Les mots volent bas : « fainéant », « irresponsable », « honte ». Je serre les poings sous la table. Camille fond en larmes.
Finalement, c’est la mère d’Alyssa qui calme tout le monde :
— On est une famille ou pas ? On va pas laisser Paul tomber !
Les semaines suivantes sont difficiles. Paul revient peu à peu parmi nous. Gérard ne lui adresse plus la parole pendant un temps mais finit par lui proposer un petit boulot dans l’entreprise d’un ami. Les repas sont tendus mais on sent que quelque chose a changé : on ose enfin parler des vraies choses.
Un samedi soir, alors qu’on range les outils sous un ciel d’orage, Paul me prend à part :
— Merci Thomas… Sans toi… Je sais pas ce que j’aurais fait.
Je lui serre l’épaule sans rien dire. La cabane est presque terminée ; elle tient debout malgré les rafales du vent normand.
En rentrant chez moi ce soir-là, je me demande : Combien de secrets comme celui-là rongent nos familles en silence ? Pourquoi est-ce si difficile d’avouer qu’on a besoin d’aide ? Peut-être qu’il faudrait arrêter de tout porter seul… Qu’en pensez-vous ?