« Ces patrimoines, nos crédits » – Ma lutte pour un foyer et une famille à l’ombre de beaux-parents fortunés

— Tu comprends, ils disent qu’on doit apprendre à se débrouiller seuls…

La voix de Julien résonne dans la cuisine, étouffée par la bouilloire qui siffle. Je serre ma tasse entre mes mains, le regard fixé sur la fissure qui court le long du carrelage. J’ai envie de hurler. Encore cette excuse. Encore cette humiliation. Les parents de Julien possèdent trois appartements à Paris, une maison à Deauville, et pourtant, nous, leur fils unique et sa femme, vivons dans un deux-pièces exigu à Montreuil, avec un prêt sur vingt-cinq ans qui nous étouffe.

— Mais enfin, Julien ! Ils pourraient au moins nous prêter un peu pour l’apport ! On ne leur demande pas la lune…

Il baisse les yeux. Je vois la honte sur son visage, la même que je ressens moi-même. Mais lui, il ne veut pas les froisser. Il ne veut pas « faire d’histoires ». Moi, je n’en peux plus de compter chaque centime, de repousser nos rêves d’enfant parce que « ce n’est pas le bon moment ».

Le soir, quand tout est silencieux, je repense à ce dîner chez ses parents. La nappe blanche, les couverts en argent, le champagne qui coule à flots. Sa mère, Françoise, qui me demande avec un sourire pincé :

— Alors, toujours pas de bébé ?

J’ai failli éclater de rire. Comment lui expliquer que dans notre cage à lapins, on n’ose même pas inviter des amis ? Que chaque mois, on prie pour que la chaudière tienne encore un hiver ?

Julien tente de me rassurer :

— On va y arriver, tu verras. On est jeunes…

Mais moi, je sens le temps filer. J’ai trente-trois ans. Mes collègues parlent de leurs vacances en Bretagne ou de leurs projets de rénovation. Moi, je fais semblant d’être heureuse avec mon café réchauffé et mes rêves en solde.

Un dimanche matin, alors que je trie les factures sur la table branlante de la cuisine, ma mère m’appelle.

— Ma chérie, tu as l’air fatiguée…

Je fonds en larmes. Elle n’a jamais eu grand-chose à offrir, mais elle m’a toujours donné tout son amour. Elle ne comprend pas pourquoi les parents de Julien ne nous aident pas. Moi non plus.

Le soir même, j’affronte Julien.

— Tu ne trouves pas ça injuste ?

Il soupire.

— Ce sont leurs biens… Ils ont travaillé pour ça…

Je sens la colère monter.

— Et nous ? On travaille aussi ! On se tue à la tâche pour quoi ? Pour payer des intérêts à la banque toute notre vie pendant qu’eux spéculent sur l’immobilier ?

Il se lève brusquement.

— Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’aime dépendre d’eux ?

Le silence s’installe. Je me sens coupable. Mais aussi terriblement seule.

Les semaines passent. Les tensions s’accumulent. Un soir, alors que je rentre tard du travail, je trouve Julien assis dans le noir.

— J’ai parlé à mes parents…

Mon cœur s’arrête.

— Et ?

Il hésite.

— Ils proposent de nous prêter de l’argent… mais à condition qu’on suive leurs conseils pour tout : l’appartement qu’ils choisissent, le notaire qu’ils connaissent…

Je ris jaune.

— Donc on vend notre liberté contre un prêt familial ?

Julien ne répond pas. Je sens qu’il est perdu lui aussi.

Le lendemain, au bureau, je craque devant ma collègue Claire.

— Tu sais ce que c’est d’avoir tout sous les yeux mais rien dans les mains ?

Elle me prend la main.

— Tu dois penser à toi. À ce que tu veux vraiment.

Mais ce que je veux ? Je ne sais plus. Un foyer ? Une famille ? Ou juste un peu de dignité ?

Quelques jours plus tard, nous sommes invités chez Françoise et Bernard pour « discuter sérieusement ». La table est dressée comme pour Noël. Bernard expose son plan :

— Vous prenez cet appartement rue du Bac. On vous prête l’apport. Mais il faut que vous soyez raisonnables : pas d’enfant tout de suite, attendez d’être bien installés…

Je sens mon sang bouillir.

— Et si on veut décider nous-mêmes ?

Françoise sourit froidement.

— Ma chère Lucie, on ne peut pas tout avoir dans la vie…

Je regarde Julien. Il baisse la tête.

Sur le chemin du retour, je sens que quelque chose s’est brisé entre nous.

— Tu veux vraiment vivre comme ça ? Sous leur contrôle ?

Il ne répond pas. Je comprends qu’il a déjà choisi.

Cette nuit-là, je dors mal. Je repense à ma mère qui s’est battue seule pour m’élever. À toutes ces années où j’ai cru qu’en travaillant dur, on pouvait s’en sortir. Mais ici, en France, même l’amour semble avoir un prix quand il s’agit d’argent et d’héritage.

Le lendemain matin, je prends une décision. Je refuse le prêt des beaux-parents. Je préfère encore galérer que de vendre mon âme pour quelques mètres carrés.

Julien est furieux.

— Tu es égoïste ! Tu penses qu’à toi !

Je pleure. Mais au fond de moi, je sais que j’ai fait le bon choix.

Aujourd’hui encore, nous vivons dans notre petit appartement. Nous faisons attention à tout. Mais chaque soir, quand je regarde Julien, je me demande : avons-nous sacrifié notre bonheur pour notre fierté ? Ou bien avons-nous sauvé ce qui restait de notre couple ? Est-ce vraiment possible d’être heureux quand l’argent décide de tout ? Qu’en pensez-vous ?