Ai-je le droit au bonheur à cinquante-sept ans ?
— Tu ne le connais pas vraiment, maman !
La voix de Camille résonne encore dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans cette matinée glaciale de février à Lyon. Dehors, la pluie tambourine contre les vitres, mais c’est à l’intérieur que la tempête fait rage.
— Camille, je t’en prie… Je sais ce que je fais. Dragan n’est pas un inconnu pour moi.
Elle soupire, croise les bras sur sa poitrine, son regard dur planté dans le mien. Je reconnais cette expression : c’est la même que j’avais à son âge, quand je défiais ma propre mère. Mais aujourd’hui, c’est moi qui suis sur le banc des accusés.
— Tu dis ça parce que tu as peur d’être seule, murmure-t-elle. Tu ne vois pas qu’il profite de ta gentillesse ?
Je détourne les yeux. Comment lui expliquer ce vide qui me ronge depuis des années ? Depuis que son père est parti sans un mot, me laissant avec deux enfants et mille dettes. J’ai tout sacrifié pour eux : mes rêves, mes envies, jusqu’à mon sourire. Et maintenant que la vie me tend enfin la main, je devrais tout repousser par peur du qu’en-dira-t-on ?
Dragan est arrivé dans ma vie comme une éclaircie après l’orage. Il m’a vue, vraiment vue, là où tant d’autres ne voyaient qu’une femme fatiguée par les années. Il m’a offert des fleurs sans raison, m’a emmenée danser sur les quais du Rhône, m’a écoutée parler de mes peurs sans jamais juger. Mais pour Camille, il n’est qu’un étranger venu profiter de ma naïveté.
— Tu ne comprends pas… Je l’aime.
Ma voix se brise. Camille détourne la tête, essuie une larme furtive. Je voudrais la prendre dans mes bras, lui dire que rien ne changera entre nous, mais je sens le fossé se creuser à chaque mot.
Le soir venu, Dragan arrive avec son sourire désarmant et une bouteille de vin. Il sent la pluie et le tabac froid. Nous dînons en silence, chacun prisonnier de ses pensées. Il pose sa main sur la mienne.
— Elle ne m’aime pas beaucoup, ta fille…
Je hausse les épaules, lasse.
— Elle a peur pour moi. Elle croit que tu vas me faire du mal.
Il rit doucement.
— Et toi, tu as peur ?
Je le regarde longtemps. Oui, j’ai peur. Peur de me tromper encore, peur de perdre l’amour de ma fille, peur d’être ridicule à mon âge à rêver d’une nouvelle vie. Mais j’ai aussi peur de passer à côté du bonheur par lâcheté.
Les jours passent et les tensions s’accumulent. Camille ne vient plus dîner le dimanche. Mon fils, Julien, m’appelle pour me dire qu’il est « content pour moi », mais je sens la distance dans sa voix. Au marché, les voisines chuchotent derrière mon dos. « À son âge… Elle va se remarier ? Avec un inconnu ? » Je fais semblant de ne rien entendre, mais chaque mot me blesse un peu plus.
Un soir, alors que je range la vaisselle, Camille débarque sans prévenir. Elle est pâle, les yeux cernés.
— Maman… J’ai fait des recherches sur Dragan.
Je sens mon cœur s’arrêter.
— Quoi ?
— Il a déjà été marié deux fois. Et il a eu des problèmes d’argent… Tu comprends maintenant pourquoi je m’inquiète ?
Je m’assois lourdement. Je savais pour ses mariages passés — il me l’avait dit — mais pas pour les dettes. Je sens la colère monter.
— Tu as fouillé dans sa vie ? Tu n’as pas confiance en mon jugement ?
Camille éclate en sanglots.
— Je ne veux pas te perdre, maman…
Je la serre contre moi, partagée entre la tendresse et l’exaspération. Pourquoi est-ce si difficile d’être heureuse sans blesser ceux qu’on aime ?
Cette nuit-là, je dors mal. Les souvenirs affluent : les sacrifices faits pour mes enfants, les années de solitude, les rêves étouffés sous le poids des responsabilités. Ai-je le droit de penser à moi maintenant ? Ou dois-je continuer à vivre pour les autres ?
Le lendemain matin, Dragan me retrouve sur le banc du parc où nous avons eu notre premier rendez-vous.
— Tu as l’air soucieuse…
Je lui raconte tout. Il baisse la tête.
— Oui, j’ai eu des dettes… Mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. J’ai fait des erreurs, Mireille. Mais je t’aime sincèrement.
Je cherche la vérité dans ses yeux fatigués. Je veux croire en lui. Mais comment être sûre ?
Quelques semaines passent. Camille accepte finalement de venir dîner avec nous. L’ambiance est tendue mais polie. Dragan fait des efforts pour la rassurer, raconte son enfance en Auvergne, ses rêves simples de retraite paisible à la campagne. Peu à peu, je sens la glace fondre entre eux.
Mais au fond de moi subsiste une angoisse sourde. Et si tout s’effondrait encore une fois ? Si j’avais tort de croire au bonheur après tant d’années de renoncements ?
Aujourd’hui, alors que je regarde par la fenêtre le soleil percer enfin les nuages lyonnais, je me demande : ai-je vraiment le droit d’être heureuse à cinquante-sept ans ? Est-ce égoïste de choisir l’amour quand on a passé sa vie à choisir les autres ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?