À la croisée des chemins : Le choix de Madeleine à soixante-trois ans
— Tu ne comprends donc pas, maman ? J’ai besoin de toi ici !
La voix de Camille résonne dans le salon, tranchante comme une lame. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Le soleil de Lyon filtre à peine à travers les rideaux, mais déjà, l’ombre de Paris plane sur ma vie. Mon cœur bat trop fort. Je voudrais lui répondre calmement, mais les mots se bousculent.
— Camille, tu sais bien que… J’ai toute ma vie ici. Mes amies, mon jardin, mes souvenirs…
Elle soupire, lasse, et je sens la distance entre nous s’agrandir. Depuis que son mari l’a quittée pour une collègue plus jeune, elle se débat seule avec son petit Paul, six ans. Elle travaille trop, dort peu, et sa voix au téléphone est toujours pressée, inquiète. Je l’entends s’effondrer parfois, mais je ne suis qu’une voix lointaine. Et voilà qu’elle me demande de tout quitter pour elle.
— Tu pourrais trouver un petit boulot à Paris. La mère de Sophie cherche quelqu’un pour l’aider dans sa librairie. Ce serait parfait pour toi !
Je ferme les yeux. La mère de Sophie… Je la connais à peine. Une Parisienne pure souche, énergique et sûre d’elle. Moi, je suis Madeleine, soixante-trois ans, veuve depuis dix ans, enracinée à Lyon depuis toujours. Mon appartement sent la lavande et le pain grillé. Ici, chaque rue me rappelle un éclat de rire avec mon défunt mari, une balade avec Camille enfant.
Mais comment lui expliquer que l’idée de recommencer ailleurs me terrifie ? À mon âge, on ne recommence pas. On s’accroche à ce qu’on a construit.
— Tu ne veux pas m’aider ?
Sa voix se brise. Je sens la culpabilité me ronger. Je voudrais la serrer dans mes bras comme quand elle était petite et qu’elle tombait de vélo. Mais aujourd’hui, c’est elle qui me demande de la relever.
Le soir même, je dîne seule devant la télévision. Les infos parlent des grèves à Paris, des loyers exorbitants, du métro bondé. Je pense à Camille dans son petit appartement du 18ème, au bruit des voisins, aux nuits blanches avec Paul malade. Je me sens lâche. Mais je pense aussi à mes amies du club de lecture, à mon jardin partagé où j’ai planté des rosiers pour mon mari.
Le lendemain matin, je retrouve Hélène au marché.
— Tu as l’air soucieuse, Madeleine…
Je lui raconte tout. Elle pose une main sur mon bras.
— Tu as déjà tant donné à ta fille. Tu as le droit de penser à toi aussi.
Mais penser à moi… Est-ce égoïste ? Ou simplement humain ?
Les jours passent. Camille m’appelle moins souvent. Je sens sa colère froide derrière chaque silence. Un dimanche, elle m’envoie un message : « Paul demande pourquoi Mamie ne vient jamais le voir. »
Je fonds en larmes dans ma cuisine. Je revois Paul, ses boucles blondes, ses yeux rieurs. Suis-je en train de rater les dernières années où je pourrais être une vraie grand-mère ?
Je décide d’aller voir Camille à Paris pour quelques jours. Le train file à toute allure entre les gares et mes pensées tourbillonnent. À mon arrivée, Camille m’accueille avec un sourire forcé.
— Tu vois comme c’est difficile ici ?
Paul saute dans mes bras. Son odeur d’enfant me bouleverse.
Les jours suivants sont un tourbillon : les courses dans le quartier populaire, les cris des enfants dans la cour d’école, les soirées où Camille s’effondre sur le canapé épuisée. Je sens son besoin de soutien mais aussi sa rancœur : « Si tu étais là plus souvent… »
Un soir, alors que Paul dort enfin, Camille explose :
— Tu as toujours préféré ta petite vie tranquille à Lyon ! Papa te protégeait trop… Maintenant il n’est plus là et tu refuses d’avancer !
Ses mots me giflent. Je voudrais hurler que j’ai peur, que je ne sais pas vivre ailleurs qu’ici. Mais je reste muette.
Le dernier jour, je rencontre la mère de Sophie dans sa librairie du Marais. Elle me parle du poste : « Ce serait quelques heures par semaine… On a besoin de quelqu’un de fiable et chaleureux comme vous ! »
Je souris poliment mais mon ventre se noue.
Dans le train du retour vers Lyon, je regarde défiler les paysages familiers et je sens une déchirure en moi. D’un côté l’appel du sang, de l’autre celui des racines.
À mon arrivée, Hélène m’attend sur le quai.
— Alors ?
Je secoue la tête.
— Je ne sais pas… J’ai peur de tout perdre si je pars… Mais si je reste ? Est-ce que je ne perds pas encore plus ?
Ce soir-là, seule dans mon salon silencieux, je regarde une vieille photo de Camille enfant sur les genoux de son père. J’ai envie d’être forte pour elle mais aussi pour moi.
Est-ce qu’on a encore le droit de choisir sa vie à soixante-trois ans ? Ou doit-on forcément se sacrifier pour ceux qu’on aime ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?