À 62 ans, ma mère a épousé un riche entrepreneur et a coupé tout contact avec moi et ses petits-enfants
« Tu ne comprends donc pas, Élodie ? Je veux vivre pour moi, enfin ! » Sa voix résonne encore dans ma tête, tranchante comme une lame. C’était la dernière fois que j’ai entendu ma mère, debout dans l’entrée de mon appartement à Lyon, son manteau Chanel jeté sur l’épaule, ses yeux brillants d’une détermination nouvelle. J’avais 38 ans, deux enfants accrochés à mes jambes, et je la suppliais de rester pour le goûter. Mais elle avait déjà le regard ailleurs, vers une vie qui ne nous incluait plus.
Ma mère, Françoise, n’a jamais aimé travailler. Petite, je la voyais passer ses journées à feuilleter des magazines de mode, à rêver devant les vitrines du Printemps ou à organiser des dîners où elle brillait comme une étoile. Mon père, un professeur de philosophie discret et passionné, compensait ses extravagances par une rigueur silencieuse. Leur divorce, quand j’avais 12 ans, n’a surpris personne. Mais ce que je n’ai jamais compris, c’est comment elle a pu nous quitter si facilement.
Après le divorce, elle a enchaîné les petits boulots – vendeuse chez Galeries Lafayette, assistante dans une agence immobilière – mais rien ne la satisfaisait. Elle disait souvent : « Je ne suis pas faite pour la routine. » Pourtant, elle trouvait toujours de quoi s’offrir des sacs Hermès ou des week-ends à Deauville. Je soupçonnais qu’elle avait un don pour se faire entretenir, mais je n’osais jamais poser la question.
Quand j’ai eu mes enfants, Paul et Camille, j’espérais qu’elle deviendrait enfin la grand-mère que j’avais tant attendue. Mais même là, elle restait distante, préférant offrir des cadeaux hors de prix plutôt que du temps ou de l’affection. Un jour, alors que Paul avait cinq ans, il m’a demandé : « Mamie, pourquoi elle ne reste jamais dormir ? » Je n’ai pas su quoi répondre.
Tout a basculé le jour où elle a rencontré Gérard. Un entrepreneur lyonnais, propriétaire de plusieurs restaurants chics et d’un vignoble dans le Beaujolais. Il avait vingt ans de plus qu’elle mais semblait prêt à tout pour la combler. En quelques mois, elle s’est installée dans sa villa à Écully et a commencé à s’éloigner de nous. Les appels se sont espacés, les visites sont devenues rares. Puis un matin d’automne, elle m’a annoncé qu’elle allait se remarier.
« Tu devrais être heureuse pour moi », m’a-t-elle lancé au téléphone. Mais je sentais dans sa voix une froideur nouvelle. J’ai tenté de lui expliquer que les enfants avaient besoin d’elle, que moi aussi j’avais besoin de ma mère. Elle a soupiré : « Élodie, tu es adulte maintenant. Il est temps que tu voles de tes propres ailes. »
Le jour du mariage, nous n’étions pas invités. J’ai appris par une cousine qu’elle portait une robe Dior et qu’elle avait l’air radieuse. J’ai pleuré toute la nuit en serrant contre moi le foulard qu’elle m’avait offert pour mes 30 ans.
Les mois ont passé. Plus de nouvelles. Les enfants me demandaient sans cesse pourquoi leur grand-mère ne venait plus les voir. J’inventais des excuses : « Elle voyage beaucoup », « Elle est fatiguée ». Mais au fond de moi, je bouillonnais de colère et d’incompréhension.
Un soir d’hiver, alors que je rentrais du travail épuisée, j’ai trouvé une lettre dans ma boîte aux lettres. L’écriture élégante de ma mère :
« Ma chère Élodie,
Je sais que tu me juges durement. Mais sache que je n’ai jamais été heureuse avant aujourd’hui. Gérard m’offre ce que je n’ai jamais eu : la liberté et la sécurité. Je t’aime mais je dois penser à moi maintenant. Prends soin de toi et des enfants.
Maman »
J’ai relu cette lettre des dizaines de fois. Comment pouvait-elle parler d’amour tout en nous abandonnant ? Était-ce vraiment égoïste de vouloir enfin vivre pour soi après tant d’années ? Ou bien était-ce une fuite devant ses responsabilités ?
Les années ont passé. Paul est devenu adolescent ; Camille a fêté ses dix ans sans sa grand-mère. Parfois, je croisais Françoise dans les pages « people » du Progrès ou sur Instagram – toujours entourée d’amis riches et insouciants. Elle semblait heureuse, mais son sourire me paraissait forcé.
Un jour, alors que je faisais mes courses au Monoprix du quartier, j’ai entendu deux femmes discuter :
— Tu as vu Françoise ? Elle vit comme une reine maintenant !
— Oui mais tu sais… on dit qu’elle ne parle plus à sa fille.
J’ai eu envie de crier : « Oui, c’est moi sa fille ! » Mais je me suis tue.
La solitude m’a souvent envahie le soir, quand les enfants dormaient et que le silence pesait dans l’appartement. J’aurais voulu lui demander pourquoi elle avait choisi cette vie-là plutôt que nous. J’aurais voulu lui dire que malgré tout, je l’aimais encore.
Aujourd’hui, à 45 ans, je regarde mes enfants grandir sans leur grand-mère et je me demande si j’aurais eu le courage de faire comme elle. Est-ce que le bonheur personnel doit passer avant tout ? Ou bien sommes-nous condamnés à répéter les erreurs de nos parents ?
Et vous… auriez-vous pardonné à votre mère ? Peut-on vraiment tourner la page sur ceux qui nous ont abandonnés ?