Entre Deux Portes : L’histoire de Camille et des époux Morel

« Camille, tu n’es pas leur infirmière ! » La voix de ma mère résonne encore dans l’entrée, sèche, tranchante, alors que je referme la porte derrière moi. Il est 7h15, la lumière grise de janvier filtre à peine à travers les rideaux de la cuisine. Je serre dans ma poche la clé que Madame Morel m’a confiée, comme un secret brûlant.

Tout a commencé il y a trois mois, quand nous avons emménagé dans cette petite maison de banlieue, à Créteil. Les Morel, nos voisins, sont âgés, discrets, presque invisibles. Mais ce matin-là, alors que je me préparais pour le lycée, j’ai entendu un bruit sourd, puis un gémissement. J’ai hésité, puis j’ai frappé à leur porte. Monsieur Morel m’a ouvert, pâle, tremblant : « Camille, tu peux nous aider ? »

Depuis, c’est devenu un rituel. Chaque matin, avant de prendre le bus pour le lycée Léon-Blum, je passe chez eux. Je prépare le café, j’aide Madame Morel à s’habiller, je discute avec Monsieur Morel de ses souvenirs d’Algérie. Parfois, je fais leurs courses ou je leur lis le journal. Ils me racontent leur jeunesse, leurs regrets, leurs rêves brisés par la maladie et la solitude.

Mais à la maison, l’ambiance s’est tendue. Ma mère, infirmière de nuit épuisée, ne comprend pas mon attachement. « Tu as des devoirs, Camille ! Et puis, ce n’est pas à toi de porter tout ça ! » Mon père, lui, hausse les épaules : « Laisse-la, ça lui passera. » Mais je sens leur inquiétude, leur incompréhension. Mon frère Lucas se moque : « Tu veux pas leur changer les couches aussi ? »

Un soir, alors que je rentre plus tard que d’habitude, je surprends une dispute entre mes parents. Ma mère pleure : « Elle s’oublie, elle s’épuise pour des gens qu’on connaît à peine ! » Je monte dans ma chambre, le cœur serré. Pourquoi est-ce si difficile de faire le bien ? Pourquoi faut-il toujours choisir entre sa famille et les autres ?

Un matin de mars, Madame Morel ne répond pas quand j’arrive. J’entre, inquiète. Je la trouve assise sur le canapé, les yeux perdus dans le vide. « Camille… il est parti cette nuit… » Son mari est mort dans son sommeil. Je m’assieds à côté d’elle, je prends sa main. Elle pleure en silence. Je reste là, sans un mot, jusqu’à ce que les pompiers arrivent.

Les jours suivants sont flous. Les voisins défilent, apportent des plats, murmurent des condoléances. Ma mère insiste pour que je reste à la maison : « Tu as fait assez, maintenant il faut penser à toi. » Mais je ne peux pas abandonner Madame Morel. Elle n’a plus personne.

Un soir, elle me confie : « Tu sais Camille, tu es la seule qui m’écoute vraiment. Même mes propres enfants ne viennent plus… » Je sens une colère sourde monter en moi contre cette société qui laisse ses vieux mourir seuls.

Au lycée, mes notes chutent. Les profs convoquent mes parents. « Camille est distraite, elle manque de sommeil… » À la maison, l’ambiance devient irrespirable. Ma mère me menace : « Si tu continues comme ça, je confisque ton portable et tu n’iras plus chez Madame Morel ! »

Je me sens prise au piège entre deux mondes. D’un côté, ma famille qui ne comprend pas mon engagement ; de l’autre, cette vieille dame qui s’accroche à ma présence comme à une bouée.

Un dimanche après-midi, alors que je lis à Madame Morel un poème de Prévert, elle me prend la main : « Tu sais Camille, tu m’as redonné goût à la vie… Mais il ne faut pas t’oublier non plus. Va vivre ta jeunesse. »

Je rentre chez moi bouleversée. Je m’enferme dans ma chambre et j’éclate en sanglots. Est-ce que j’ai le droit d’être heureuse alors qu’elle est seule ? Est-ce que la gentillesse doit toujours se payer au prix fort ?

Aujourd’hui encore, je me pose ces questions. Ai-je eu tort de m’attacher autant ? Peut-on vraiment aider les autres sans se perdre soi-même ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?