Dimanche sans famille : le jour où ma belle-fille m’a demandé de ne pas venir
— Françoise, je préfère que tu ne viennes pas ce dimanche. On a besoin d’un peu d’intimité, tu comprends ?
La voix de Camille, ma belle-fille, résonne encore dans ma tête. Je suis restée figée, le combiné serré entre mes doigts tremblants. J’ai bredouillé un « d’accord » presque inaudible, puis j’ai raccroché. Il était à peine dix heures du matin, et déjà, mon dimanche était brisé.
Depuis vingt ans, le déjeuner du dimanche est sacré. C’est moi qui ai instauré cette tradition, quand Paul, mon fils unique, était encore adolescent. Après la messe, je préparais un poulet rôti, les pommes de terre dorées, la tarte aux pommes. On riait, on se chamaillait, on refaisait le monde autour de la table. Même après le départ de Paul pour ses études à Lyon, puis son installation à Paris, il revenait presque chaque semaine. Quand il a rencontré Camille, j’ai cru que la famille allait s’agrandir, que nos dimanches seraient encore plus vivants.
Mais ce matin-là, tout s’est effondré. J’ai erré dans l’appartement silencieux, la radio allumée en fond, sans vraiment écouter. Les souvenirs m’assaillaient : le rire de Paul enfant, ses yeux pétillants quand il me montrait ses dessins, les premiers pas hésitants de ma petite-fille, Lucie, dans le salon. Comment ai-je pu devenir une étrangère dans leur vie ?
J’ai tenté d’appeler Paul. Il n’a pas répondu. J’ai laissé un message, la voix tremblante :
— Paul, c’est maman… J’espère que tout va bien. Je voulais juste te dire que je t’aime.
Aucune réponse. Le silence. J’ai passé la journée à tourner en rond, à préparer machinalement un repas pour deux, puis pour un seul. J’ai mis la table comme d’habitude, espérant que, par miracle, ils viendraient quand même. Mais non. Le téléphone est resté muet.
Le lendemain, au marché, j’ai croisé Monique, ma voisine.
— Alors, Françoise, tu as eu du monde hier ?
J’ai forcé un sourire.
— Non, pas cette fois. Ils avaient autre chose à faire.
Monique a haussé les épaules.
— Tu sais, les jeunes aujourd’hui… Ils veulent leur indépendance. Ma fille aussi, elle ne vient plus aussi souvent.
Mais ce n’était pas pareil. Paul n’était pas « les jeunes ». C’était mon fils, mon unique raison de me lever chaque matin depuis la mort de son père. Je me suis demandé ce que j’avais mal fait. Est-ce que j’avais trop donné ? Pas assez ? Est-ce que j’avais été trop présente, trop envahissante ?
Le jeudi suivant, j’ai reçu un message de Camille :
« Bonjour Françoise. On préfère garder les dimanches pour nous trois maintenant. On t’appellera pour organiser un autre moment. »
J’ai relu le message dix fois. « On préfère garder les dimanches pour nous trois. » Comme si j’étais de trop, un poids dont il fallait se débarrasser. J’ai pleuré, longtemps, seule dans la cuisine. J’ai repensé à ma propre mère, à qui je reprochais parfois d’être trop présente. Avais-je reproduit les mêmes erreurs ?
Le samedi soir, Paul m’a enfin appelée.
— Maman, tu vas bien ?
Sa voix était gênée, distante.
— Oui, Paul. Je voulais juste comprendre… Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal ?
Il a soupiré.
— Non, maman, ce n’est pas ça. Camille trouve qu’on a besoin de temps pour nous, pour Lucie. Elle veut qu’on ait nos propres traditions.
— Mais… et moi ?
Un silence pesant.
— On t’aime, maman. Mais il faut que tu comprennes…
J’ai raccroché, le cœur en miettes. J’ai compris que ma place n’était plus la même. Que la vie avance, que les enfants grandissent et s’éloignent. Mais pourquoi est-ce si douloureux ?
Le dimanche suivant, j’ai marché seule dans le parc. Les familles riaient, les enfants couraient, les grands-parents prenaient des photos. J’ai croisé un couple de retraités, main dans la main. J’ai eu envie de leur demander : « Comment faites-vous pour rester unis ? »
Le soir, j’ai reçu une photo de Lucie, envoyée par Paul. Elle souriait, les joues pleines de chocolat. Un petit mot : « Lucie pense à toi. »
J’ai souri à travers mes larmes. Peut-être que l’amour prend d’autres formes. Peut-être que je dois apprendre à laisser partir, à aimer autrement.
Mais dites-moi… Est-ce qu’on peut vraiment devenir étrangère à sa propre famille ? Est-ce que l’amour d’une mère a une date de péremption ?