Quand ma belle-mère a dit : « Alors, on prend le crédit ? » – et moi, j’étais invisible. Mon retour chez maman
« Alors, on prend le crédit ? » La voix de ma belle-mère, Monique, résonne dans la cuisine carrelée, tranchant le silence du dimanche matin. Je serre ma tasse de café, les jointures blanches, le regard perdu dans la vapeur. Jean, mon mari, hoche la tête, docile, sans même me jeter un coup d’œil. Je suis là, à deux mètres d’eux, mais je pourrais tout aussi bien être un fantôme. Personne ne me demande mon avis. Personne ne me voit.
Je me souviens encore du premier jour où j’ai posé mes valises dans cette maison de banlieue lyonnaise. J’étais amoureuse, naïve, persuadée que l’amour pouvait tout. Jean m’avait dit : « On va rester chez mes parents quelques mois, le temps d’économiser. » Quelques mois sont devenus deux ans. Deux ans à vivre dans la chambre d’ado de Jean, à partager la salle de bain avec sa sœur cadette, à supporter les remarques acides de Monique sur ma façon de plier le linge ou de préparer la blanquette.
Au début, j’essayais de plaire. Je me levais tôt pour aider Monique à préparer le petit-déjeuner, je riais à ses blagues, je faisais mine de ne pas entendre ses critiques voilées. Mais très vite, j’ai compris que je n’étais qu’une invitée tolérée, jamais une vraie membre de la famille. Monique décidait de tout : les courses, les menus, les vacances. Jean suivait, comme un enfant docile. Moi, je m’effaçais.
Un soir, alors que je rentrais tard du travail – j’étais secrétaire dans un cabinet médical – j’ai trouvé Monique assise dans le salon, le regard dur. « Tu pourrais prévenir quand tu rentres tard, on s’inquiète ici », m’a-t-elle lancé. Jean n’a rien dit. J’ai senti une boule se former dans ma gorge. J’ai voulu répondre, mais les mots sont restés coincés. Je me suis excusée, comme toujours.
La question du crédit est arrivée comme une tempête. Monique voulait acheter un appartement plus grand, « pour que tout le monde soit à l’aise ». Elle avait déjà choisi le quartier, visité les agences. Jean la suivait partout, moi j’étais invitée à signer les papiers, pas à donner mon avis. Un soir, j’ai tenté :
— Jean, tu crois pas qu’on devrait en parler tous les deux ?
Il a haussé les épaules :
— Tu sais bien que Maman s’y connaît mieux que nous.
J’ai eu envie de hurler. Où étais-je dans cette histoire ? Qui étais-je devenue ?
Les disputes ont commencé à éclater. Un matin, j’ai trouvé mes affaires déplacées dans la chambre. Monique avait « rangé » mes vêtements pour faire de la place à sa nouvelle machine à coudre. Je me suis sentie étrangère dans ma propre vie.
Un dimanche, alors que nous étions tous réunis autour du poulet rôti, Monique a lancé :
— Il faudrait penser aux enfants maintenant, non ?
J’ai failli m’étouffer. Jean a souri timidement. J’ai posé ma fourchette et j’ai dit d’une voix tremblante :
— Peut-être qu’on devrait déjà penser à nous deux.
Le silence est tombé. Monique a levé les yeux au ciel. Jean a baissé la tête. J’ai compris que je n’avais plus ma place ici.
Cette nuit-là, j’ai pleuré dans la salle de bain, la porte verrouillée. J’ai appelé ma mère à minuit passé. Sa voix douce m’a réchauffée :
— Ma chérie, tu peux toujours revenir à la maison.
Le lendemain matin, j’ai fait ma valise en silence. Jean dormait encore. J’ai laissé une lettre sur l’oreiller : « Je ne peux plus vivre invisible. Je pars chez maman. »
Ma mère m’a accueillie avec des larmes et des bras ouverts dans son petit appartement du centre-ville de Lyon. Elle m’a préparé un chocolat chaud comme quand j’étais enfant. J’ai dormi vingt heures d’affilée.
Les premiers jours ont été difficiles. J’avais honte d’avoir échoué, peur du regard des autres. Mais peu à peu, j’ai retrouvé des couleurs. J’ai repris contact avec mes amies d’enfance, j’ai recommencé à sortir, à rire. Ma mère m’a encouragée à consulter une psychologue : « Tu dois penser à toi maintenant. »
Jean m’a appelé plusieurs fois. Il voulait que je revienne, promettait que « tout changerait ». Mais je savais que rien ne changerait tant qu’il resterait sous l’emprise de sa mère.
Aujourd’hui, cela fait six mois que je suis partie. J’ai trouvé un petit studio près de la place Bellecour. Je me sens libre pour la première fois depuis longtemps. Parfois, la solitude me pèse, mais elle est douce comparée à l’invisibilité.
Je repense souvent à cette scène dans la cuisine : « Alors, on prend le crédit ? » Et moi, absente de ma propre vie.
Est-ce que d’autres femmes se sont déjà senties effacées comme moi ? Combien de temps faut-il pour oser dire non et choisir sa propre voix ?