Entre Quatre Murs : Le Choix d’une Chambre, le Poids d’une Famille

« Camille, il faut qu’on parle. »

La voix de ma mère résonne, sèche, dans le couloir étroit de notre appartement du 11e arrondissement. Je serre mon cahier contre moi, le cœur battant. Je sais déjà ce qu’elle va dire. Depuis que mon petit frère, Hugo, a commencé à faire des cauchemars toutes les nuits, la tension est montée d’un cran à la maison. Mon père, épuisé par ses horaires de nuit à l’hôpital Saint-Antoine, n’a plus la patience d’écouter nos disputes. Ma mère, elle, essaie de tout gérer, mais je vois bien qu’elle est au bord de l’explosion.

« Camille, tu sais que Hugo a besoin de dormir avec nous pour l’instant. Ta chambre est la seule qui soit assez grande pour installer son lit. »

Je baisse les yeux. Ma chambre. Mon refuge. Mon seul espace à moi, là où je peux pleurer sans qu’on me voie, rêver sans qu’on me juge. Et maintenant, on me demande de la quitter pour aller dans la pièce-passante, celle qui fait office de salon le jour et de couloir la nuit. Une pièce sans porte, où chaque pas, chaque souffle des autres devient une intrusion.

« Ce n’est pas juste, Maman. Pourquoi c’est toujours moi qui dois céder ? »

Elle soupire, lasse. « Parce que tu es la plus grande, Camille. Parce que tu comprends. »

Mais je ne comprends pas. Ou plutôt, je ne veux pas comprendre. J’ai seize ans, et j’ai l’impression que tout m’échappe : mes amis s’éloignent, mes notes baissent, et maintenant, même mon espace disparaît. Je me sens étrangère dans ma propre maison.

Le soir même, j’entends mes parents discuter à voix basse dans la cuisine.

— « Elle va mal, tu ne le vois pas ? »
— « Elle doit apprendre à faire des sacrifices, c’est la vie. »

Je retiens mes larmes. Sacrifices. Toujours les mêmes mots. Toujours pour les autres, jamais pour moi.

Le lendemain, je commence à déplacer mes affaires. Mon père m’aide, maladroitement. Il ne sait pas quoi dire. Il pose une main sur mon épaule, mais je me dégage. Je ne veux pas de sa pitié.

Dans la pièce-passante, je m’installe tant bien que mal. Mon lit contre le mur, une petite étagère pour mes livres, et c’est tout. Pas de porte. Pas de clé. Juste le bruit des pas, des conversations, des disputes, des rires qui ne me font plus sourire.

Les jours passent. Je dors mal. Je me réveille au moindre bruit. Ma mère traverse la pièce pour aller chercher du linge, Hugo court partout, mon père rentre tard et allume la lumière sans faire attention. Je deviens invisible, transparente.

Un soir, alors que je tente de réviser pour le bac, Hugo débarque en hurlant :

« Camille, tu viens jouer avec moi ? »

Je crie plus fort que lui : « Laisse-moi tranquille ! »

Ma mère accourt, furieuse : « Camille, tu pourrais faire un effort ! »

Je claque mon cahier. « Un effort ? Et moi, qui en fait pour moi ? »

Le silence tombe. Je vois dans les yeux de ma mère une tristesse immense, mais aussi de la fatigue, de la résignation. Je me sens coupable, mais aussi en colère. Pourquoi est-ce toujours à moi de porter le poids de cette famille ?

Les semaines passent. Je m’éloigne. Je rentre plus tard du lycée, je traîne dans les rues, je fuis la maison. Je me sens seule, incomprise. Un soir, je retrouve mon amie Chloé au café du coin.

« Tu ne peux pas continuer comme ça, Camille. Tu dois leur parler. »

Mais parler, à quoi bon ? Ils ne m’écoutent pas. Ils ne voient que Hugo, ses cauchemars, leur fatigue. Moi, je ne suis qu’un meuble de plus à déplacer.

Un dimanche matin, alors que je m’apprête à sortir, mon père m’arrête dans l’entrée.

« Camille, on doit discuter. »

Je m’attends au pire. Mais il s’assoit, me regarde dans les yeux.

« Je sais que c’est dur pour toi. Je sais qu’on ne te le dit pas assez. Mais on n’a pas le choix. On n’a pas les moyens de déménager. On fait ce qu’on peut. »

Je sens mes larmes monter. Je voudrais lui hurler que ce n’est pas juste, que j’étouffe, que j’ai besoin d’air. Mais je me tais. Je n’ai plus la force.

Ce soir-là, je m’allonge sur mon lit, dans la pièce-passante. J’écoute les bruits de la maison, les voix, les rires, les pleurs. Je me demande si un jour j’aurai, moi aussi, le droit à un espace à moi. Si un jour, on pensera à moi autrement que comme « la grande » qui doit comprendre.

Est-ce que c’est ça, grandir ? Faire des sacrifices pour les autres, jusqu’à s’oublier soi-même ? Est-ce que vous aussi, vous avez déjà eu l’impression de ne plus exister chez vous ?