Suis-je devenue une étrangère pour mon propre fils ?

— Julien, c’est moi… Tu peux m’ouvrir ?

Ma voix tremble à peine, mais je sens déjà la sueur froide couler le long de mon dos. Je suis plantée là, devant la porte de son appartement à Paris, avec ma petite valise à la main, comme une invitée de passage. J’entends des bruits derrière la porte, des pas précipités, puis un silence. Mon cœur bat trop fort. Je me demande si je n’aurais pas dû prévenir plus tôt, si je n’aurais pas dû venir du tout.

La porte s’ouvre enfin. Julien apparaît, les cheveux en bataille, le visage fermé. Il ne me regarde pas vraiment.

— Maman… Tu aurais pu prévenir, tu sais. J’ai beaucoup de travail.

Je souris, un sourire maladroit, celui qu’on fait pour cacher la gêne. Je sens déjà que je dérange. Pourtant, je n’ai plus que lui. Depuis que son père est parti avec une autre femme, il y a dix ans, et que ma propre mère est morte, Julien est tout ce qui me reste. Mais il s’est éloigné, imperceptiblement d’abord, puis de façon brutale. Il a quitté Lyon pour Paris, a trouvé un travail dans une start-up, et moi, je suis restée seule dans notre appartement trop grand.

— Je sais, je suis désolée… Mais j’avais besoin de te voir. Juste un peu.

Il soupire, me fait entrer. L’appartement est en désordre : des tasses sales sur la table basse, des vêtements jetés sur le canapé. Je pose ma valise à côté de la porte, sans oser m’installer. Je remarque une photo de lui et d’une jeune femme sur le buffet. Je ne la connais pas. Il ne m’a jamais parlé d’elle.

— Tu veux du thé ?

Il ne me laisse pas le temps de répondre et file dans la cuisine. J’entends l’eau couler, la bouilloire siffler. Je m’assieds sur le bord du canapé, droite comme un piquet. Je repense à toutes ces fois où il venait se blottir contre moi, petit garçon fragile qui avait peur du noir. Aujourd’hui, c’est moi qui ai peur : peur de ne plus compter, peur d’être devenue une étrangère.

Il revient avec deux tasses. Il s’assied en face de moi, son téléphone à la main. Il répond à un message, sans lever les yeux.

— Tu restes combien de temps ?

La question tombe comme un couperet. Je sens mes yeux piquer, mais je me retiens. Je ne veux pas pleurer devant lui.

— Je pensais repartir demain… ou après-demain. Si ça ne te dérange pas.

Il hausse les épaules.

— Fais comme tu veux.

Le silence s’installe. J’essaie de trouver un sujet de conversation. Je lui parle de la voisine de palier qui a perdu son chat, de mon nouveau tricot, de la pluie qui n’en finit plus à Lyon. Il répond par monosyllabes. Je sens que je l’agace. Je me tais.

Le soir tombe. Il se lève brusquement.

— Je dois sortir. J’ai une réunion avec des collègues… Je ne rentrerai pas tard.

Je reste seule dans l’appartement. J’écoute les bruits de la ville à travers la fenêtre entrouverte. Je me sens vieille, inutile. Je repense à toutes ces années où j’ai tout donné pour lui : les nuits blanches à cause de ses cauchemars, les goûters d’anniversaire organisés dans le salon, les devoirs de maths que je ne comprenais pas mais que j’essayais quand même de corriger. Et maintenant ? Il n’a plus besoin de moi.

Je me lève, j’erre dans l’appartement. Je tombe sur un carnet posé sur le bureau. J’hésite, puis je l’ouvre. Des notes griffonnées à la hâte, des listes de choses à faire. À la dernière page, une phrase attire mon attention : « Je n’arrive pas à parler à maman. » Mon cœur se serre. Lui aussi souffre de cette distance.

Quand il rentre, tard dans la nuit, il me trouve assise dans le noir.

— Tu ne dors pas ?

Je secoue la tête. Il s’approche, s’assied à côté de moi.

— Maman… Pourquoi tu es venue ?

Je prends une grande inspiration. Je sens que c’est le moment ou jamais.

— Parce que tu me manques. Parce que j’ai l’impression de t’avoir perdu. Parce que je ne sais plus comment être ta mère.

Il baisse les yeux. Un long silence. Puis il murmure :

— Moi non plus, je ne sais plus comment être ton fils.

Je sens les larmes couler sur mes joues. Il pose sa main sur la mienne. Pour la première fois depuis des années, je sens un début de chaleur entre nous.

— On pourrait essayer… recommencer ?

Il hoche la tête. Un sourire timide éclaire son visage fatigué.

Cette nuit-là, nous parlons longtemps. Nous évoquons le passé, les blessures, les non-dits. Nous pleurons, nous rions un peu aussi. Au petit matin, je sens que quelque chose a changé. Ce n’est pas la fin de la solitude, ni la fin de l’éloignement. Mais c’est un début.

En quittant l’appartement, ma valise à la main, je me retourne une dernière fois vers lui.

— Julien… Tu crois qu’on pourra vraiment se retrouver ? Ou sommes-nous condamnés à rester des étrangers l’un pour l’autre ?

Et vous, pensez-vous qu’on peut réparer les liens familiaux brisés par le temps et les non-dits ?