Entre Deux Générations : Le Cri de Mon Cœur
« Tu veux m’abandonner, Camille ? »
La voix de Gérard tremble, rauque, presque étranglée. Il est assis sur la vieille chaise de la cuisine, les mains crispées sur la table écaillée. Je sens mon cœur se serrer, ma gorge se nouer. Ma fille, Éloïse, joue dans le salon, insouciante, ses rires résonnant comme un rappel cruel de l’innocence perdue. Je ferme les yeux un instant, cherchant le courage de répondre.
« Non, Gérard… Je veux juste que tu sois en sécurité. »
Il détourne le regard, fixant la fenêtre embuée. Dehors, la pluie martèle le jardin envahi par les orties. La maison, autrefois si vivante, sent l’humidité et le renfermé. Depuis la mort de maman, tout s’est effrité ici. Gérard refuse de changer quoi que ce soit, comme si chaque objet, chaque fissure, gardait un peu d’elle.
Je me souviens de la première fois où j’ai pensé à la résidence. C’était après la chute de Gérard, l’hiver dernier. Il avait glissé sur le carrelage gelé, et c’est Éloïse qui l’avait trouvé, tremblant, incapable de se relever. J’ai eu peur. Peur de le perdre, peur de ne pas être à la hauteur. Mais comment lui dire ? Comment lui arracher ce qui lui reste de dignité ?
« Je ne veux pas finir dans un mouroir, Camille. Tu comprends ça ? »
Sa voix claque comme un fouet. Je me mords la lèvre. Il ne sait pas que je passe mes nuits à faire des recherches, à lire des témoignages de familles déchirées. Il ne sait pas que je me réveille en sursaut, hantée par l’idée de le retrouver sans vie, seul, dans cette maison qui tombe en ruine.
Éloïse entre dans la cuisine, une poupée à la main. « Mamie, elle est où ? » demande-t-elle, les yeux grands ouverts. Gérard détourne la tête, les larmes aux yeux. Je sens la colère monter, injuste, contre lui, contre moi, contre cette vie qui me force à choisir.
Le soir, je couche Éloïse. Elle me serre fort. « Tu vas rester avec moi pour toujours ? »
Je mens. « Oui, mon cœur. »
Mais je sais que tout peut basculer. Je suis seule. Mon père biologique n’a jamais voulu de moi. Gérard a été là, maladroitement, mais il a été là. Il m’a appris à faire du vélo, il m’a consolée quand maman criait trop fort. Mais aujourd’hui, il n’est plus que l’ombre de lui-même. Parfois, il oublie mon prénom. Parfois, il me prend pour maman.
Je me débats avec la CAF pour obtenir une aide. Je jongle entre mon boulot à la mairie et les rendez-vous médicaux de Gérard. Les voisins murmurent : « Elle devrait le placer, c’est plus sûr… » Mais ils ne voient pas les nuits blanches, les compromis, les sacrifices.
Un dimanche, mon frère Julien débarque de Paris. Il n’a pas mis les pieds ici depuis l’enterrement. Il regarde la maison d’un air dégoûté. « Tu ne peux pas continuer comme ça, Camille. Tu vas y laisser ta santé. »
Je lui en veux. Il ne comprend rien. Il repart le soir-même, me laissant seule avec mes doutes.
Gérard refuse de manger. Il s’enferme dans sa chambre. Je frappe à la porte. « Gérard, s’il te plaît… »
Silence.
Je m’effondre dans le couloir. Éloïse me trouve là, en larmes. Elle me caresse les cheveux. « C’est pas grave, maman. »
Mais si, c’est grave. Je suis en train de perdre pied. Je ne suis ni une bonne fille, ni une bonne mère. Je suis juste fatiguée.
Un soir, alors que je prépare la soupe, Gérard s’approche. Il pose sa main sur la mienne. « Je ne veux pas partir d’ici. C’est tout ce qu’il me reste. »
Je le regarde. Ses yeux sont rouges, fatigués. Je comprends sa peur. Mais moi aussi, j’ai peur. Peur de le perdre, peur de me perdre.
Je propose une aide à domicile. Il refuse. « Je ne veux pas d’étrangers chez moi. »
Je me sens piégée. La maison devient un champ de bataille silencieux. Éloïse commence à faire des cauchemars. Elle pleure la nuit. Je n’ai plus de patience. Je crie trop souvent.
Un matin, Gérard ne se lève pas. Je le trouve allongé, pâle, respirant difficilement. J’appelle le SAMU. À l’hôpital, le médecin me prend à part. « Il ne pourra plus vivre seul. »
Je rentre seule à la maison. Le silence est assourdissant. Je regarde les photos de famille, les souvenirs accrochés aux murs. Je me demande si j’ai fait le bon choix. Si j’aurais pu faire mieux.
Quelques jours plus tard, Gérard accepte finalement d’aller en résidence. Il ne me regarde pas dans les yeux. Il a perdu la guerre.
Je l’accompagne dans sa nouvelle chambre. Elle sent le propre, le neuf. Trop neuf. Il s’assoit sur le lit, le dos voûté.
« Tu reviendras ? »
Je hoche la tête. « Oui, Gérard. Je te le promets. »
Mais au fond de moi, je sais que rien ne sera plus jamais comme avant.
Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans blesser ? Est-ce qu’on a le droit de choisir pour ceux qu’on aime ? J’aimerais savoir ce que vous en pensez…