Trop tôt adulte : Mon combat pour une famille que personne ne voulait

— Tu te rends compte de ce que tu as fait, Camille ?! hurle ma mère, les yeux injectés de larmes et de colère. Je reste figée, les mains tremblantes, le test de grossesse encore chaud dans ma poche. Mon père, silencieux, tourne en rond dans la cuisine, la mâchoire crispée. Je n’ai que dix-sept ans, et tout s’effondre autour de moi.

Je n’ai pas le courage de répondre. Je voudrais disparaître, me fondre dans le papier peint défraîchi de notre maison de Chalon-sur-Saône. Mais la réalité me rattrape : je suis enceinte. De Paul, mon premier amour, qui a disparu dès qu’il a appris la nouvelle. « Ce n’est pas mon problème, Camille. Je suis trop jeune pour ça », m’a-t-il lancé avant de claquer la porte du café où nous nous retrouvions après les cours.

Depuis, je suis seule. Seule face au regard des autres, aux chuchotements dans les couloirs du lycée, aux messages anonymes sur les réseaux sociaux : « La fille facile », « La honte du quartier ». Même mes amies, Julie et Manon, ont pris leurs distances. « On ne sait plus quoi te dire, Camille. Tu as tout gâché. »

À la maison, c’est la guerre froide. Ma mère ne me parle plus que pour me reprocher mon « irresponsabilité ». Mon père, lui, s’enferme dans le silence, part travailler à l’usine à l’aube et rentre tard, évitant mon regard. Mon petit frère, Lucas, ne comprend pas ce qui se passe. Il me regarde avec des yeux pleins de questions, mais personne ne lui explique rien.

Les semaines passent. Mon ventre s’arrondit, et avec lui, la honte grandit. Je n’ose plus sortir. Je fais mes devoirs dans ma chambre, j’évite la cantine, je fuis les regards. Un jour, la conseillère d’orientation me convoque :

— Camille, tu sais que tu peux demander de l’aide ? Il existe des associations, des foyers pour jeunes mamans…

Je la regarde, les larmes aux yeux. Je ne veux pas d’un foyer. Je veux ma famille. Je veux qu’on m’aime, qu’on me soutienne. Mais personne ne veut de ce bébé. Ma mère me répète chaque soir :

— Tu vas gâcher ta vie. Tu vas gâcher la nôtre.

Un soir, alors que je rentre de la pharmacie avec des vitamines prescrites par le médecin, j’entends mes parents discuter dans le salon. Je m’arrête derrière la porte.

— On ne peut pas la forcer à avorter, souffle mon père. Mais on ne peut pas non plus élever cet enfant à sa place.
— Elle n’est pas capable d’être mère ! s’emporte ma mère. Elle n’a même pas son bac !

Je m’effondre sur le palier, le cœur en miettes. Je voudrais leur crier que je ferai tout pour y arriver. Mais je n’ai plus la force.

Les mois défilent. Je passe le bac avec difficulté, le ventre lourd, la tête ailleurs. Je sens les contractions le soir du bal de fin d’année. Personne ne m’accompagne à l’hôpital. J’accouche seule, sous les néons froids de la maternité de Dijon. Quand on me pose ma fille dans les bras, je pleure toutes les larmes de mon corps. Elle s’appelle Léa. Elle est minuscule, fragile, mais elle me regarde avec ses grands yeux noirs comme si elle comprenait tout.

Je rentre à la maison quelques jours plus tard. Ma mère ne veut pas toucher Léa. Mon père ne la regarde même pas. Lucas, lui, s’approche timidement :

— Elle est belle, ta fille, Camille.

Je souris à travers mes larmes. C’est la première fois que quelqu’un dit quelque chose de gentil depuis des mois.

Mais la vie ne s’adoucit pas. Les factures s’accumulent. Je cherche un petit boulot, mais personne ne veut d’une fille sans expérience, avec un bébé. Je passe mes journées à m’occuper de Léa, à essayer de lui offrir un peu de tendresse dans cette maison glaciale. Parfois, je me surprends à envier les autres filles de mon âge, libres, insouciantes, qui préparent leurs études à Lyon ou à Paris.

Un soir, alors que Léa pleure sans s’arrêter, ma mère entre dans ma chambre :

— Tu ne vois pas que tu n’y arrives pas ? Tu devrais la confier à l’adoption. Tu pourrais reprendre ta vie.

Je serre Léa contre moi, comme si on voulait me l’arracher. Je sens la colère monter, brûlante.

— Je ne l’abandonnerai pas ! hurle-je. Jamais !

Ma mère claque la porte. Je reste seule, tremblante, Léa blottie contre mon cœur. Je comprends que je ne peux compter que sur moi-même.

Petit à petit, je m’organise. Je trouve un stage dans une crèche municipale. Les éducatrices m’encouragent, me donnent des conseils. Je découvre que je ne suis pas la seule à avoir grandi trop vite. Il y a d’autres filles comme moi, rejetées, jugées, mais qui se battent pour leurs enfants.

Un jour, alors que je rentre du travail, je trouve ma mère assise dans la cuisine, Léa dans les bras. Elle la berce maladroitement. Nos regards se croisent. Pour la première fois depuis des mois, elle me sourit faiblement.

— Elle te ressemble, souffle-t-elle. Peut-être qu’on peut essayer… de recommencer.

Je sens une chaleur nouvelle envahir la pièce. Ce n’est pas le pardon, ce n’est pas l’oubli. Mais c’est un début.

Aujourd’hui, Léa a deux ans. Je poursuis mes études par correspondance. Ma mère s’occupe parfois de Léa pendant que je révise. Mon père commence à lui acheter des petits jouets. Lucas adore jouer avec elle. Ce n’est pas la famille parfaite, mais c’est la nôtre.

Parfois, je repense à tout ce que j’ai traversé. À la solitude, à la honte, à la peur. Je me demande : combien de filles comme moi vivent la même chose en silence ? Pourquoi la société juge-t-elle si vite ? Est-ce qu’on a le droit de se tromper, de tomber, et de se relever ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?