Invisible à table, invisible dans la vie : le soir où j’ai compris que je n’existais plus
— Vous prendrez un café, Monsieur ?
Je serre la nappe entre mes doigts, le tissu rêche sous mes ongles. Gaspard, mon mari, lève à peine les yeux de son téléphone. Le serveur, un jeune homme à la barbe soigneusement taillée, ne me regarde pas. Il ne m’a pas regardée de toute la soirée. Pas un mot, pas un sourire, pas même un « Madame » de politesse. Je suis là, pourtant. Je respire, je vis, je suis venue dîner avec mon mari dans ce petit restaurant de la rue de la République, à Lyon, pensant que ce serait une soirée comme une autre. Mais ce soir, je me sens transparente.
— Non, merci, répond Gaspard, sans même consulter mon avis.
Je voudrais crier. Je voudrais dire : « Et moi ? » Mais ma voix reste coincée dans ma gorge, comme si elle aussi avait compris qu’elle n’avait pas sa place ici. Le serveur s’éloigne, son carnet à la main, et je sens mes yeux me piquer. Je me force à sourire, à faire semblant que tout va bien. Après tout, ce n’est qu’un détail, non ?
Mais ce n’est pas la première fois. Depuis combien de temps suis-je devenue invisible ?
Je repense à la veille, à la maison. Gaspard rentre tard, il ne remarque pas la nouvelle coupe de cheveux, ni le plat que j’ai préparé avec soin. Il s’assoit, allume la télévision, et je me fonds dans le décor. Même mes enfants, Lucie et Paul, me voient à peine. Ils me demandent où sont leurs affaires, réclament le dîner, mais ne me regardent pas vraiment. Je suis devenue un fantôme dans ma propre vie.
Ce soir, au restaurant, c’est comme si le monde entier s’était mis d’accord pour m’effacer. Le serveur ne me voit pas, mon mari ne m’écoute pas. Je regarde autour de moi : à la table voisine, une femme rit aux éclats, son compagnon la regarde avec tendresse. Je me demande ce qui a changé chez moi. Est-ce l’âge ? La routine ? Ou est-ce que j’ai laissé les autres décider que je ne comptais plus ?
Le serveur revient avec l’addition. Il la pose devant Gaspard, sans un mot pour moi. Je sens la colère monter, une colère froide, sourde, qui me donne envie de tout balayer sur la table. Mais je me retiens. Je prends une grande inspiration, je sors mon portefeuille. Gaspard me regarde, surpris.
— Tu veux payer ?
Sa voix est pleine d’étonnement, comme si c’était inconcevable. Je hoche la tête, sans un mot. Je glisse un billet dans la pochette, j’ajoute un pourboire. Le serveur revient, me remercie à peine, adresse un sourire à Gaspard.
Sur le chemin du retour, Gaspard me demande :
— Tu es bizarre ce soir. Ça va ?
Je voudrais lui dire que non, que rien ne va. Que je me sens seule, ignorée, transparente. Mais je n’y arrive pas. Je me contente de hausser les épaules.
À la maison, je m’enferme dans la salle de bains. Je regarde mon reflet dans le miroir. Qui suis-je devenue ? Où est passée la femme pleine de vie, de rêves, d’envies ? Je me souviens de mes vingt ans, de mes études à la fac de lettres, de mes discussions passionnées avec mes amies, de mes projets de voyages. Aujourd’hui, je suis mère, épouse, employée dans une petite librairie. Je cours partout, je m’occupe de tout, mais personne ne le voit. Personne ne me voit.
Le lendemain matin, au petit-déjeuner, Lucie me demande où sont ses baskets. Paul veut du jus d’orange. Gaspard lit le journal. Je réponds, je sers, je range. Je suis là, mais je ne suis pas là. Je me demande si d’autres femmes ressentent la même chose. Si, dans d’autres foyers, d’autres restaurants, d’autres bureaux, des femmes deviennent invisibles, peu à peu, sans que personne ne s’en rende compte.
Le soir, je décide d’en parler à ma sœur, Camille. Elle m’écoute, pose sa main sur la mienne.
— Tu n’es pas invisible pour moi, dit-elle doucement. Mais je comprends ce que tu ressens. Moi aussi, parfois, j’ai l’impression d’être transparente. C’est comme si, après un certain âge, on attendait de nous qu’on se taise, qu’on s’efface.
Ses mots me réconfortent, mais la douleur reste. Je repense au serveur, à son indifférence. Pourquoi ai-je laissé passer ? Pourquoi ai-je donné ce pourboire ? Par gentillesse ? Par habitude ? Ou parce que, au fond, j’espère encore qu’on me verra, qu’on me reconnaîtra ?
Quelques jours plus tard, je retourne au restaurant, seule. Cette fois, le serveur me regarde, me sourit. Il me demande ce que je souhaite boire. Je sens les larmes monter. Ce n’est qu’un sourire, mais il me redonne un peu d’espoir. Peut-être que je peux retrouver ma place. Peut-être que je peux exister à nouveau.
Mais combien de femmes, chaque jour, se sentent effacées, ignorées, transparentes ? Combien d’entre nous acceptent ce rôle sans rien dire ?
Je me demande : pourquoi est-ce si difficile de réclamer le droit d’exister ? Pourquoi la société nous pousse-t-elle à nous effacer, à devenir invisibles ? Et vous, vous êtes-vous déjà sentie invisible, vous aussi ?