J’ai confié mon petit-fils malade à mon fils. Aujourd’hui, je sais que c’était ma faute.
« Maman, tu ne comprends pas ! Je ne peux pas m’occuper de Paul ce soir, j’ai une réunion importante au travail ! »
La voix de mon fils, Julien, résonnait dans la cuisine, tranchante, presque suppliante. Je serrais Paul contre moi, sentant sa petite tête brûlante sur mon épaule. Il avait à peine six ans et une fièvre qui ne voulait pas tomber depuis deux jours. Je savais que Julien était débordé depuis le départ de sa femme, mais ce soir-là, j’étais fatiguée, épuisée même. Je venais de passer deux nuits blanches à veiller sur Paul, et mes mains tremblaient de peur et de lassitude.
« Julien… Je n’en peux plus. Je ne dors plus, je n’arrive même plus à penser. Peut-être que tu pourrais rester avec lui juste cette nuit ? »
Il a soupiré, passant une main dans ses cheveux. « Je n’ai pas le choix, maman. Si je perds ce boulot, comment on va faire ? »
J’ai baissé les yeux. J’ai voulu croire que tout irait bien. Que Paul n’avait qu’une grippe, que Julien saurait gérer. Après tout, c’était son père. J’ai embrassé mon petit-fils sur le front, j’ai pris mon manteau et je suis rentrée chez moi en laissant Paul dans les bras de Julien.
Cette nuit-là, je n’ai pas fermé l’œil. J’ai tourné en rond dans mon salon, le téléphone serré dans la main. À trois heures du matin, il a sonné. C’était Julien, affolé : « Maman, Paul ne respire plus normalement ! Il fait des bruits bizarres ! »
Je me suis précipitée chez eux en pyjama, traversant les rues désertes de notre petite ville de province. Quand je suis arrivée, les pompiers étaient déjà là. Paul était allongé sur le canapé, inconscient. J’ai hurlé son nom, mais il ne répondait pas. Les secours l’ont emmené à l’hôpital en urgence.
Les heures qui ont suivi sont floues dans ma mémoire. Les médecins parlaient d’une infection pulmonaire sévère, d’un retard dans la prise en charge. J’entendais les mots « pronostic réservé », « complications », « dommages irréversibles ». Julien pleurait dans mes bras comme un enfant.
Paul est resté plusieurs semaines à l’hôpital. Il s’en est sorti, mais il a gardé des séquelles : il marche difficilement et doit suivre des séances de rééducation tous les jours. Depuis ce soir-là, rien n’est plus comme avant entre Julien et moi.
Un matin, alors que je venais chercher Paul pour l’emmener à la kiné, Julien m’a arrêtée sur le pas de la porte :
« Tu sais maman… Je t’en veux. Je t’en veux parce que tu m’as laissé seul avec lui alors que tu savais qu’il était malade. Tu aurais dû insister pour qu’on l’emmène à l’hôpital plus tôt… Tu aurais dû… »
Ses mots étaient des coups de poignard. J’ai voulu me défendre, lui dire que j’étais épuisée, que j’avais fait de mon mieux… Mais au fond de moi, je savais qu’il avait raison. J’aurais dû écouter mon instinct de mère et de grand-mère.
Depuis ce jour, la culpabilité ne me quitte plus. Je revois sans cesse le visage pâle de Paul cette nuit-là, ses petits bras accrochés à mon cou quand je l’ai laissé. J’entends encore la voix brisée de Julien.
Ma famille s’est fissurée. Les repas du dimanche sont silencieux ; chacun évite le regard de l’autre. Ma belle-fille, Claire, est revenue pour soutenir Paul dans sa rééducation mais elle garde ses distances avec moi. Parfois, je surprends des conversations à voix basse :
« Si seulement Françoise avait réagi plus tôt… »
Je vis avec cette phrase comme une condamnation.
Pourtant, je continue à m’occuper de Paul autant que possible. Il me sourit parfois d’un air triste et me demande : « Mamie, pourquoi je ne peux plus courir comme avant ? » Je lui caresse les cheveux et je retiens mes larmes.
Un soir d’hiver, alors que nous étions seuls tous les deux devant un dessin animé, il m’a dit :
« Tu sais mamie, je t’aime quand même très fort. Même si je suis malade maintenant. »
J’ai fondu en larmes devant lui pour la première fois depuis des mois.
Aujourd’hui encore, je me demande si on peut vraiment réparer ses erreurs quand elles ont brisé ce qu’on avait de plus précieux. Est-ce que l’amour suffit pour demander pardon ? Est-ce que vous auriez fait autrement à ma place ?