Larmes sur l’écran : Quand ma propre fille m’oublie

— Maman, tu pourrais me faire un virement de 200 euros ? J’ai un imprévu avec la fac…

La voix de Camille résonne dans mon oreille, distante, presque mécanique. Je regarde l’écran de mon téléphone, la photo de nous deux à la plage de Biarritz il y a dix ans. Elle avait huit ans, elle riait, ses bras autour de mon cou. Aujourd’hui, elle ne m’appelle que pour l’argent ou les papiers administratifs. Je ferme les yeux, une larme coule sur ma joue.

— Bien sûr, ma chérie. Tu veux que je t’aide pour autre chose ?

Un silence gênant. J’entends des voix derrière elle, des rires. Elle soupire.

— Non, c’est bon. Merci maman. Je te laisse, j’ai cours.

Le clic sec du téléphone me laisse seule dans la cuisine. Le café refroidit dans ma tasse. Je regarde autour de moi : les photos de famille sur le frigo, les dessins d’enfant jaunis par le temps. Où est passée la petite fille qui me racontait tout ? Où ai-je failli ?

Je repense à cette dispute l’an dernier. Camille voulait partir en vacances avec ses amis à Marseille. J’avais peur, je lui ai dit non. Elle m’a crié dessus :

— Tu ne comprends rien ! Tu veux toujours tout contrôler !

Depuis ce jour-là, quelque chose s’est brisé. Elle a quitté la maison pour ses études à Toulouse. Les appels se sont espacés. Les messages sont devenus laconiques : « Ça va », « Oui », « Non », « Besoin d’argent ».

Je me souviens de nos soirées cinéma sous la couette, des crêpes du dimanche matin, des confidences sur ses amitiés, ses peurs d’enfant. Aujourd’hui, je suis une ombre dans sa vie. Une banque automatique.

J’en parle à mon amie Sophie au marché.

— Tu sais, moi aussi avec Thomas c’est compliqué… Mais il revient toujours quand il a besoin d’un plat maison !

Je ris jaune. Ce n’est pas pareil. Camille ne rentre même plus à la maison pour Noël. L’an dernier, elle est partie chez le père de son copain à Lyon.

Le soir, je relis nos anciens messages. Je cherche une faille, un mot qui aurait tout changé. J’essaie de l’appeler sans raison précise.

— Allô ?

— Oui maman ?

— Je voulais juste entendre ta voix…

Un silence pesant.

— Je suis occupée là… Je te rappelle plus tard.

Elle ne rappelle pas.

Je me tourne vers mon mari, François. Il hausse les épaules.

— C’est l’âge… Laisse-la vivre sa vie.

Mais comment laisser partir son enfant quand on sent qu’on le perd ?

Un dimanche pluvieux, je décide d’aller à Toulouse sans prévenir Camille. J’achète des macarons chez le pâtissier du quartier, ses préférés. J’arrive devant sa résidence universitaire. Mon cœur bat la chamade.

Je l’aperçois au loin avec un groupe d’amis. Elle rit, elle semble heureuse. Je m’approche timidement.

— Camille !

Elle se retourne, surprise.

— Maman ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Ses amis nous regardent, gênés. Elle rougit.

— Je voulais te voir… Je t’ai apporté des macarons.

Elle prend la boîte sans sourire.

— Merci… Mais tu aurais pu prévenir. Je suis occupée là.

Je sens la honte monter en moi. Je bredouille quelques mots et repars sous la pluie battante. Les macarons pèsent lourd dans mon sac vide.

Dans le train du retour, je me demande si j’ai trop aimé ma fille ou pas assez. Si j’ai été trop présente ou trop absente. Si la société d’aujourd’hui pousse nos enfants à nous oublier dès qu’ils franchissent la porte du lycée.

Les semaines passent. Je me force à ne plus appeler Camille tous les jours. J’attends qu’elle fasse le premier pas. Parfois, je rêve qu’elle rentre à la maison en criant :

— Maman ! J’ai besoin de toi !

Mais le réveil est cruel.

Un soir de décembre, alors que Paris s’illumine pour Noël et que la solitude me serre la gorge, je reçois un message :

« Maman, tu fais quoi ce week-end ? »

Mon cœur s’emballe. J’ose à peine répondre :

« Rien de spécial… Tu veux venir ? »

« Oui… J’ai besoin de parler. »

Je prépare sa chambre comme autrefois, je cuisine son plat préféré : le gratin dauphinois. Quand elle arrive, elle a les yeux rougis.

— Ça ne va pas avec Paul… J’ai l’impression d’être invisible pour lui…

Je la serre dans mes bras comme quand elle était petite. Elle pleure longtemps sur mon épaule.

Ce soir-là, je comprends que nos enfants ne nous oublient jamais vraiment. Ils s’éloignent pour mieux revenir quand ils en ont besoin. Mais pourquoi ce silence si long ? Pourquoi cette douleur sourde entre deux appels ?

Est-ce que j’ai trop attendu d’elle ? Ou est-ce simplement le prix à payer pour qu’elle devienne adulte ? Dites-moi… Est-ce que vous aussi vous avez connu ce vide entre vous et vos enfants ?