Quand la famille t’appelle : Le retour qui ne viendra jamais
« Camille, tu ne peux pas nous laisser comme ça ! » La voix de ma mère résonne dans le combiné, tremblante, presque suppliante. Je serre le téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Autour de moi, Paris bruisse d’une vie que j’ai choisie, mais au fond de moi, c’est le silence du village de Saint-Léonard qui m’étouffe.
Je suis partie il y a huit ans. À vingt ans, j’ai fui la ferme familiale, les champs qui sentent la pluie et la terre, les repas du dimanche où l’on parle plus fort qu’on ne s’écoute. J’ai fui pour Paris, pour l’anonymat, pour la liberté. Mais à chaque Noël, chaque anniversaire, chaque coup de fil de ma mère ou de mon frère Paul, la question revient : « Quand est-ce que tu rentres ? »
Ce soir-là, c’est différent. Ma mère a appris que mon père ne pourra plus s’occuper des bêtes. « On a besoin de toi, Camille. Tu es l’aînée. » Sa voix se brise. Je ferme les yeux. Je revois la cuisine jaune pâle, l’odeur du café brûlé, la tapisserie défraîchie. Ma sœur Lucie, elle, n’a jamais quitté le village. Elle a repris la boulangerie avec son mari. Paul est resté pour aider à la ferme. Moi, je suis celle qui est partie.
« Maman… Je… »
Je n’arrive pas à finir ma phrase. Je sens la colère monter en moi – contre elle, contre moi-même. Pourquoi est-ce toujours à moi de revenir ? Pourquoi mon bonheur devrait-il passer après le leur ?
Le lendemain, Lucie m’appelle. Sa voix est sèche : « Tu te rends compte que tu nous laisses tout sur les bras ? Tu crois que Paris va t’aimer comme nous on t’aime ? »
Je voudrais lui hurler que Paris ne m’aime pas non plus. Que je me sens seule ici, que je travaille trop, que je n’ai pas d’amis proches, que les soirs sont longs dans mon petit studio du 18ème. Mais je me tais. Parce que si je lui dis tout ça, elle pensera que je regrette d’être partie. Et ça, je ne veux pas le lui donner.
Les semaines passent. Les messages s’accumulent sur mon répondeur : « Papa va moins bien », « On a besoin d’aide pour les foins », « Tu pourrais au moins venir un week-end ». Je ne réponds plus. Je m’enferme dans mon travail à la librairie du boulevard Saint-Michel. J’écoute les clients parler de livres que je n’ai pas le temps de lire.
Un soir d’avril, Paul débarque à Paris sans prévenir. Il frappe à ma porte avec ses mains abîmées par le travail et son regard fatigué.
— Camille… On ne peut plus continuer comme ça.
— Paul… Je…
— Tu crois qu’on n’a pas envie de partir nous aussi ? Tu crois qu’on ne rêve pas d’autre chose ? Mais on reste parce qu’on n’a pas le choix.
Je sens la honte me brûler la gorge. Paul n’a jamais été dur avec moi. Il a toujours été celui qui me glissait des billets doux dans mes cahiers d’école pour me faire rire quand j’étais triste. Mais ce soir-là, il est grave.
— Tu pourrais au moins venir voir Papa avant qu’il soit trop tard.
Je promets de venir le week-end suivant. Mais au dernier moment, je trouve une excuse : une réunion importante à la librairie, un inventaire à finir. Je mens.
Le printemps passe. Les lilas fleurissent sur les balcons parisiens. Je croise des familles dans les parcs et je pense à la mienne. À ce père qui ne m’a jamais dit « je t’aime » mais qui m’a appris à réparer un vélo et à reconnaître les oiseaux au chant.
Un matin de juin, Lucie m’appelle en larmes : « Papa est à l’hôpital. Il a fait un AVC. »
Je prends le premier train pour Limoges. Dans le wagon, je regarde défiler les champs et les forêts du Limousin avec un mélange de nostalgie et de peur. Quand j’arrive à l’hôpital, il dort. Ma mère est assise près de lui, les mains jointes sur ses genoux.
— Tu es venue… souffle-t-elle sans me regarder.
Je m’assois à côté d’elle. Le silence est lourd. J’ai envie de lui dire que je suis désolée, que je voudrais être différente, mais les mots restent coincés dans ma gorge.
Papa se réveille un instant. Il me regarde sans vraiment me voir.
— Camille…
Sa voix est faible. Il sourit faiblement puis referme les yeux.
Après sa mort, tout s’accélère : l’enterrement sous la pluie battante, les voisins venus en silence déposer des plats sur la table de la cuisine, les papiers à remplir pour la succession. Lucie et Paul ne me parlent presque plus.
Je reste quelques jours au village pour aider ma mère à trier les affaires de Papa. Chaque objet me ramène à l’enfance : une casquette usée, un vieux livre sur les oiseaux, une photo jaunie où il me tient par la main.
Le dernier soir, ma mère me prend la main :
— Tu vas repartir à Paris ?
Je hoche la tête.
— Tu sais… On t’en veut pas d’être partie. Mais on aurait aimé que tu reviennes… juste un peu.
Dans le train du retour, je regarde mon reflet dans la vitre et je me demande si j’ai fait le bon choix. Est-ce qu’on peut vraiment vivre heureux loin des siens ? Est-ce que le bonheur se construit sur l’absence ou sur le sacrifice ?
Et vous… auriez-vous eu le courage de rester ou celui de partir ?