Les murs de la belle-famille : construire pour les autres, s’oublier soi-même
— Tu pourrais venir ce week-end, Pierre ? Il reste tant à faire dans la véranda, et tu sais que je n’ai plus la force…
La voix de ma belle-mère, Monique, résonne dans le combiné. Je regarde par la fenêtre : le soleil tape sur les tuiles rouges du pavillon, la chaleur s’infiltre dans chaque recoin de notre petit appartement de banlieue. Ma femme, Claire, prépare le goûter de notre fille, Lucie, qui joue sur le tapis avec ses poupées. J’ai envie de dire non, de crier même, mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— Bien sûr, Monique. Je viendrai samedi matin.
Je raccroche. Claire me lance un regard fatigué, mélange de gratitude et d’amertume. Elle sait ce que cela me coûte. Depuis que sa mère a donné son appartement à son frère aîné, François — « parce qu’il en avait plus besoin » — nous vivons dans l’ombre de cette injustice. Nous avons dû nous contenter d’un deux-pièces exigu, alors que François occupe un grand F4 à Lyon, offert sur un plateau.
— Tu ne devrais pas toujours dire oui, murmure Claire en essuyant ses mains sur un torchon.
Je hausse les épaules. Comment lui expliquer ce sentiment d’obligation qui me ronge ? Mon père est mort jeune, et j’ai grandi avec l’idée qu’il fallait toujours aider la famille, même si cela voulait dire s’oublier soi-même.
Le samedi matin, je charge la perceuse et quelques outils dans la voiture. Lucie me fait un dessin : « Pour papa qui travaille fort ». Je l’embrasse sur le front. Claire me serre la main plus fort que d’habitude.
À la maison de Monique, l’air sent la lavande et la peinture fraîche. Elle m’accueille avec un sourire trop large.
— Tu es vraiment un gendre en or ! Si seulement François était aussi serviable…
Je serre les dents. François ne vient jamais aider ; il a « trop de travail », dit-il. Mais c’est moi qu’on appelle pour monter les meubles, réparer les volets, repeindre les murs. Je passe mes week-ends ici pendant que ma propre famille se débrouille sans moi.
— Tu sais, Pierre, commence Monique alors que je visse une étagère, tu pourrais apprendre à Lucie à bricoler aussi. Ça lui ferait du bien d’être plus manuelle.
Je m’arrête net. Lucie n’a que six ans. Elle a besoin de moi à la maison, pas ici à porter des planches sous le soleil.
— Peut-être… mais elle préfère dessiner pour l’instant.
Monique soupire comme si je venais de rater une occasion en or d’élever une future architecte.
Le soir venu, je rentre épuisé. Lucie dort déjà. Claire m’attend sur le canapé.
— Tu as encore raté le spectacle de danse…
Je m’effondre à côté d’elle. J’ai envie de pleurer. Pourquoi est-ce toujours moi qui dois choisir entre ma famille et celle des autres ?
— Tu sais ce que maman m’a dit au téléphone ? Elle trouve que tu n’es pas assez ambitieux. Que tu pourrais chercher un meilleur travail pour qu’on ait une maison à nous…
Je ris jaune. Comme si c’était si simple ! Je travaille déjà soixante heures par semaine comme chef de chantier sur des immeubles neufs à Villeurbanne. Mais pour Monique, rien n’est jamais assez bien.
Les semaines passent. Les travaux avancent chez Monique ; chez nous, le papier peint se décolle et la chasse d’eau fuit depuis des mois. Je n’ai jamais le temps de m’en occuper.
Un dimanche matin, alors que je termine enfin la véranda sous un soleil écrasant, François débarque en chemise blanche et mocassins vernis.
— Salut Pierre ! Alors, ça avance ?
Il me tape sur l’épaule comme si j’étais son ouvrier.
— Oui… presque fini.
Monique arrive avec une carafe de citronnade.
— François, tu veux goûter ? Pierre a fait un travail formidable !
François sourit poliment et s’installe à l’ombre. Il ne propose pas son aide. Je sens une colère sourde monter en moi.
— Tu sais, Pierre, commence-t-il d’un ton détaché, maman pense vendre la maison bientôt. Elle veut s’installer plus près de chez moi à Lyon…
Je lâche ma perceuse. Tout ce temps passé ici… pour rien ?
Le soir même, j’explose devant Claire.
— J’en ai marre ! J’ai passé des mois à rénover cette maison qui ne sera jamais la nôtre ! Et ta mère va encore tout donner à François !
Claire se met à pleurer.
— Tu crois que je ne le vois pas ? Toute ma vie j’ai été la deuxième… La fille qui doit se contenter des restes…
Nous restons là, enlacés dans notre tristesse commune.
Quelques jours plus tard, Monique m’appelle :
— Pierre, tu pourrais venir démonter les meubles du grenier ? Je veux faire de la place avant la visite des acheteurs…
Cette fois-ci, je prends une grande inspiration.
— Non Monique. Je ne peux pas venir. J’ai besoin de temps pour ma famille… et pour moi.
Un silence glacial s’installe au bout du fil.
Ce soir-là, je répare enfin la chasse d’eau chez nous. Lucie m’apporte ses outils en plastique et rit aux éclats quand l’eau jaillit correctement.
Je regarde Claire et Lucie jouer dans le salon défraîchi mais chaleureux. Pour la première fois depuis longtemps, je me sens à ma place.
Mais au fond de moi subsiste une question lancinante : combien de temps encore devrons-nous nous battre pour être considérés à égalité ? Est-ce vraiment cela, l’amour familial en France aujourd’hui ?