Troisième enfant, troisième blessure : Quand l’amour ne suffit plus

« Tu vois bien qu’on n’y arrive plus, Camille ! » La voix de Julien claque dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant un peu de chaleur dans ce matin glacial de février. Les enfants dorment encore, mais je sais que dans quelques minutes, le vacarme des disputes et des pleurs envahira l’appartement.

Je n’ai pas le temps de répondre que Julien poursuit, les yeux cernés, la mâchoire crispée : « C’est toi qui as voulu ce troisième enfant. Maintenant regarde où on en est ! »

Je voudrais hurler que c’est faux, que c’est lui qui m’a convaincue, qui rêvait d’une grande famille, de rires d’enfants dans le salon. Mais je n’ai plus la force. Je me contente de baisser les yeux, honteuse, comme si tout était vraiment de ma faute.

Depuis la naissance de Léon, il y a huit mois, notre vie a basculé. Avant, avec Lucie et Paul, on s’en sortait. On avait trouvé un équilibre fragile, entre mon travail à mi-temps à la médiathèque et le sien dans une petite agence immobilière du centre-ville de Nantes. Mais l’arrivée de Léon a tout fait exploser. Les nuits blanches, les factures qui s’accumulent, les cris, les portes qui claquent. Et cette impression constante de marcher sur un fil, prête à tomber à chaque instant.

Julien n’est plus le même. Il rentre tard, s’enferme dans le salon avec son ordinateur, prétextant du travail. Parfois, je l’entends pleurer. Mais il refuse d’en parler. Il préfère me lancer des reproches, comme des pierres qu’il jette pour ne pas sombrer lui-même.

« Tu crois que c’est facile pour moi ? Tu crois que j’ai pas envie de tout envoyer valser ? »

Je voudrais lui dire que moi aussi, parfois, j’ai envie de fuir. De tout laisser derrière moi. Mais je reste là, à préparer les tartines, à changer les couches, à consoler Lucie qui fait des cauchemars depuis que Julien a crié si fort qu’elle s’est cachée sous la table.

Ma mère me répète au téléphone : « Tu dois tenir bon, Camille. Les enfants ont besoin de toi. » Mais qui pense à moi ? Qui voit que je m’effondre un peu plus chaque jour ?

Un soir, alors que je berce Léon dans le noir, j’entends Lucie murmurer à Paul dans la chambre voisine : « Tu crois qu’ils vont divorcer comme les parents de Chloé ? »

Mon cœur se serre. Je me sens coupable de leur imposer cette atmosphère lourde, ces silences glacés entre leurs parents. Je me demande si j’aurais dû dire non à Julien, si j’aurais dû écouter cette petite voix qui me disait que deux enfants, c’était déjà beaucoup.

Mais comment aurais-je pu prévoir tout ça ?

Un samedi matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Julien explose : « On n’a plus d’argent ! Tu comprends ça ? On va finir à la rue si ça continue ! »

Je sens la colère monter. Je lâche la cuillère dans l’évier et je crie pour la première fois depuis des mois : « Arrête de tout me mettre sur le dos ! Tu voulais ce bébé autant que moi ! »

Les enfants se figent. Léon se met à pleurer. Julien me regarde comme s’il ne me reconnaissait plus.

Le silence qui suit est assourdissant.

Plus tard, il s’excuse à demi-mot, mais le mal est fait. Les enfants sont inquiets, Paul refuse de manger, Lucie s’accroche à ma jupe toute la journée.

Je me surprends à rêver d’une vie différente. Une vie où je pourrais respirer, où je ne serais pas constamment jugée, où l’amour suffirait à tout réparer. Mais la réalité me rattrape : les factures, le frigo vide, les vêtements trop petits pour Léon, les rendez-vous à la CAF où je me sens humiliée à chaque fois.

Un soir, alors que je range la chambre des enfants, Lucie me tend un dessin. On y voit une maison, un soleil, trois enfants qui sourient. Mais les parents sont séparés par une grande ligne noire.

« C’est quoi, ma chérie ? »

Elle baisse les yeux : « C’est quand tu pleures dans la cuisine et que papa crie. »

Je m’effondre. Je prends Lucie dans mes bras et je pleure avec elle. Je comprends que mes enfants souffrent autant que moi. Que l’amour ne suffit pas toujours à tout réparer.

Quelques jours plus tard, ma sœur Élodie vient me voir. Elle me trouve amaigrie, les yeux cernés. Elle me serre fort : « Tu n’es pas seule, Camille. Tu dois demander de l’aide. »

Mais à qui ? À Julien qui se noie dans ses propres regrets ? À mes parents qui ne comprennent pas ce que je vis ? Aux services sociaux qui me regardent comme une mauvaise mère ?

Je décide d’appeler une psychologue de la PMI. La première séance est un déchirement. Je parle, je pleure, je crie même. Je dis tout ce que je n’ai jamais osé dire à Julien : ma peur de ne pas être à la hauteur, ma colère contre lui, contre moi-même, contre cette société qui nous pousse à croire que le bonheur familial est une évidence.

Petit à petit, je reprends pied. J’apprends à dire non, à poser des limites. J’accepte que je ne peux pas tout porter seule. Julien accepte de venir à une séance. Il pleure, lui aussi. Il avoue qu’il se sent dépassé, qu’il a honte de ne pas réussir à subvenir à nos besoins.

Ce n’est pas un conte de fées. Les disputes continuent, les difficultés aussi. Mais on essaie, ensemble, de reconstruire quelque chose. Pour nous, pour nos enfants.

Parfois, je me demande : combien de familles vivent ce que nous vivons, en silence ? Combien de femmes portent ce poids sans jamais oser en parler ? Est-ce que l’amour suffit vraiment à tout réparer ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?