Une semaine sans sommeil a transformé mon mari. Ma mère dit qu’il était simplement brisé.

« Tu ne comprends donc rien, Pauline ? » La voix de ma mère résonne dans la cuisine, tranchante comme un couteau. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes. Il est 3h du matin, Camille pleure encore dans sa chambre, et Paul… Paul n’est plus là. Depuis huit jours, il a disparu de notre appartement de Lyon, emportant avec lui le peu de paix qui restait dans notre foyer.

Je revois la scène encore et encore. Ce soir-là, Paul est rentré tard, les épaules voûtées, le regard vide. Il n’a pas répondu à mon « ça va ? », il a juste traversé le salon, esquivé le jouet de Camille, et s’est enfermé dans la chambre. J’ai entendu des sanglots étouffés à travers la porte. J’aurais dû entrer, lui parler, mais j’étais épuisée. Depuis la naissance de Camille, nos nuits sont hachées, nos nerfs à vif. Je me suis contentée de murmurer : « On en parlera demain… »

Mais le lendemain, il n’était plus là. Un simple mot sur la table : « Je vais chez mes parents. J’ai besoin de temps. » Pas un baiser, pas un regard pour Camille qui réclamait son papa. J’ai appelé, envoyé des messages, rien. Le silence.

Ma mère est venue dès qu’elle a su. Elle a posé son sac sur la table et a commencé à ranger la cuisine comme si cela pouvait remettre de l’ordre dans ma vie. « Il n’a jamais été solide, tu le savais bien », a-t-elle lâché en essuyant les verres. Je me suis sentie coupable d’avoir choisi Paul contre son avis, coupable d’avoir cru qu’on pouvait être heureux malgré tout.

Les jours passent et se ressemblent. Camille réclame son père chaque matin : « Où il est papa ? » Je lui mens : « Il travaille beaucoup, ma chérie. » Mais elle n’est pas dupe. Elle pleure la nuit, se réveille en hurlant. Moi aussi je pleure, mais en silence, pour ne pas l’effrayer davantage.

Un soir, alors que je berce Camille dans mes bras, je reçois un message de Paul : « Je suis désolé. Je ne sais pas si je peux revenir. » Mon cœur se serre. Je relis ces mots cent fois. Que veut-il dire ? Est-ce qu’il ne nous aime plus ? Est-ce que c’est moi qui l’ai brisé ?

Ma mère s’assoit en face de moi, son visage durci par les années :
— Tu dois penser à toi maintenant. À Camille. Il faut être forte.
— Mais je l’aime encore…
— L’amour ne suffit pas toujours, Pauline.

Je repense à nos débuts. Paul était doux, attentionné. On riait pour un rien, on rêvait d’une maison à la campagne, d’un chien, de longues promenades en forêt. Puis il y a eu la crise sanitaire, le chômage partiel, les factures qui s’accumulent… Et puis Camille est arrivée, magnifique mais épuisante. Les nuits blanches se sont multipliées ; Paul a commencé à s’éloigner.

Un soir d’insomnie, je fouille dans ses affaires restées là : un carnet noir rempli de phrases griffonnées à la hâte. « Je n’y arrive plus », « Je suis un mauvais père », « Pauline mérite mieux ». Je comprends alors que Paul se noie depuis longtemps dans une tristesse que je n’ai pas vue venir.

Je décide d’appeler sa mère, Madame Lefèvre. Sa voix est lasse :
— Il dort beaucoup… ou pas du tout. Il ne parle pas.
— Est-ce qu’il va revenir ?
— Je ne sais pas, Pauline. Il faut lui laisser du temps.

Le temps… Mais combien de temps ? Combien de nuits vais-je encore passer seule à écouter les pleurs de Camille et mes propres sanglots ?

Un matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, Camille me tend un dessin : elle a dessiné notre famille… mais Paul n’a pas de visage. Je fonds en larmes devant elle pour la première fois.

Ma mère me prend dans ses bras :
— Il faut accepter qu’il ne reviendra peut-être pas comme avant.
— Mais comment on fait ?
— On avance. Pour toi, pour ta fille.

Je regarde par la fenêtre les toits gris de Lyon sous la pluie battante. J’aimerais croire que Paul va guérir et revenir vers nous. Mais au fond de moi, une voix me murmure que rien ne sera plus jamais comme avant.

Est-ce qu’on peut vraiment réparer un cœur brisé ? Ou faut-il apprendre à vivre avec les morceaux ?