Un foyer inattendu : Comment j’ai trouvé ma place quand tout semblait perdu
— Tu ne comprends donc pas, Julien ? Ici, ce n’est pas chez toi !
La voix de Madame Lefèvre résonne encore dans ma tête, même des années après. J’avais dix ans, un sac de sport trop grand pour moi à la main, debout sur le seuil d’un appartement froid de la banlieue lyonnaise. C’était la troisième fois qu’on me disait ça. Je me souviens du carrelage glacé sous mes pieds, du regard fuyant de Monsieur Lefèvre, et du silence pesant qui suivit. Je voulais crier, pleurer, mais je n’ai rien dit. J’ai juste serré mon sac plus fort, comme si je pouvais y enfermer ma douleur.
J’ai grandi dans les couloirs anonymes de l’ASE, passant d’une famille à l’autre, chaque fois avec l’espoir idiot que cette fois-ci serait la bonne. Mais à chaque nouvelle porte qui s’ouvrait, c’était la même histoire : « Il est difficile », « Il ne s’attache pas », « Il a des crises ». On me renvoyait comme un colis défectueux. Je me suis construit une carapace, j’ai appris à ne plus rien attendre de personne.
Un jour, à treize ans, j’ai rencontré les Dubois. Ils étaient différents. Dès le premier regard, j’ai senti qu’ils voyaient en moi autre chose qu’un dossier compliqué. Madame Dubois m’a souri avec une douceur que je n’avais jamais connue. Monsieur Dubois m’a tendu la main sans hésiter. Mais moi, je me suis méfié. J’ai attendu le moment où ils découvriraient que je n’étais pas celui qu’ils espéraient.
— Tu veux du chocolat chaud ?
La voix de Madame Dubois était si chaleureuse que j’ai failli pleurer. Mais j’ai répondu sèchement :
— Non merci, je n’ai pas soif.
Elle n’a pas insisté. Elle m’a juste laissé le temps. Les premiers jours, j’ai dormi tout habillé, prêt à partir au moindre signe. Je cachais mes affaires sous mon oreiller. Je ne parlais pas beaucoup. Les Dubois ne posaient pas de questions, ils étaient juste là, présents, patients.
Un soir, alors que je faisais semblant de lire dans ma chambre, j’ai entendu des éclats de voix dans le salon.
— Il faut lui laisser du temps, Pierre !
— Mais il ne nous parle jamais ! Comment on peut l’aider s’il ne nous fait pas confiance ?
— Il a vécu trop de choses… On doit lui montrer qu’on ne partira pas.
J’ai eu envie de hurler : « Ne vous fatiguez pas ! Vous partirez comme les autres ! » Mais au fond de moi, une petite voix murmurait que peut-être… cette fois-ci…
À l’école, ce n’était pas plus facile. Les autres élèves savaient que j’étais un enfant placé. Ils me regardaient avec pitié ou méfiance. Un jour, Paul, un garçon de ma classe, m’a lancé :
— Alors, t’as encore changé de famille ? T’es vraiment un cas social !
J’ai serré les poings et je me suis battu. Résultat : une semaine d’exclusion et un rendez-vous avec la psychologue scolaire. Les Dubois sont venus me chercher au collège. Je m’attendais à des reproches, mais ils sont restés calmes.
— On sait que c’est dur pour toi, Julien. Mais tu n’es pas seul.
Cette phrase m’a bouleversé. Pour la première fois, j’ai eu envie d’y croire.
Les mois ont passé. Petit à petit, j’ai commencé à baisser la garde. Un soir d’hiver, alors que la neige tombait dehors, Madame Dubois m’a proposé de décorer le sapin avec eux. J’ai accepté sans réfléchir. En accrochant une boule rouge sur une branche, j’ai senti une chaleur étrange envahir mon cœur.
— Tu sais, Julien, tu fais partie de notre famille maintenant.
J’ai baissé les yeux pour cacher mes larmes.
Mais la peur ne disparaît jamais complètement. À chaque dispute, à chaque mauvaise note, je redoutais qu’ils changent d’avis. Un soir où j’avais cassé un vase en jouant au ballon dans le salon, j’ai paniqué.
— Je suis désolé ! Je vais partir si vous voulez…
Monsieur Dubois s’est agenouillé devant moi et m’a pris dans ses bras.
— Julien, tu pourrais casser toute la maison qu’on t’aimerait quand même.
J’ai éclaté en sanglots. C’était la première fois qu’on me disait ça.
L’adolescence n’a pas été simple. J’ai fait des bêtises, j’ai testé leurs limites. Mais ils ont tenu bon. Ils étaient là à chaque chute, à chaque victoire aussi. Le jour où j’ai eu mon bac, ils ont pleuré plus fort que moi.
Aujourd’hui, j’ai vingt-cinq ans. Je vis à Lyon et je travaille comme éducateur spécialisé auprès d’enfants placés. J’essaie de leur transmettre ce que les Dubois m’ont donné : la patience, la confiance et surtout l’amour inconditionnel.
Parfois je repense à ce petit garçon perdu dans les couloirs de l’ASE. Si je pouvais lui parler aujourd’hui, je lui dirais : « N’abandonne pas. Il y a quelque part des gens capables de t’aimer pour ce que tu es. »
Mais dites-moi… Est-ce qu’on peut vraiment apprendre à faire confiance après avoir été tant de fois trahi ? Est-ce que l’amour peut réparer toutes les blessures ?