Le mariage auquel je n’ai pas été invitée : Histoire d’une mère oubliée

— Tu ne comprends pas, maman ! Ici, à Paris, ce n’est pas comme au village !

La voix de Camille résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, comme un couteau qu’on enfonce sans prévenir. Je me souviens de ce matin-là, dans la petite cuisine de notre maison à Saint-Julien-sur-Loire, le soleil filtrant à travers les rideaux brodés de mes mains. J’avais préparé son plat préféré, une tarte aux pommes, espérant qu’elle resterait un peu plus longtemps avant de repartir pour la capitale. Mais elle était déjà ailleurs, lointaine, presque étrangère.

Camille était tout pour moi. Son père nous avait quittées quand elle avait six ans. J’ai travaillé aux champs, puis comme femme de ménage chez les voisins, pour qu’elle ne manque jamais de rien. Les soirs d’hiver, je raccommodais ses vêtements près du poêle, en rêvant pour elle d’une vie meilleure. Elle était brillante à l’école, et quand elle a eu sa bourse pour aller à Paris, j’ai pleuré de fierté.

Mais Paris l’a changée. Les premières années, elle revenait souvent, me racontait ses études, ses amis. Puis les visites se sont espacées. Elle m’appelait de moins en moins. Je sentais qu’elle avait honte de notre maison vieillotte, de mes mains abîmées par le travail. Elle évitait de parler de moi à ses amis parisiens. Un jour, elle m’a même demandé de ne pas venir à sa remise de diplôme : « Ce n’est pas la peine de faire tout ce trajet pour si peu… »

Je n’ai rien dit. J’ai encaissé. Je me suis dit que c’était l’âge, la peur du regard des autres. Mais au fond de moi, une fissure s’est creusée.

Le coup de grâce est venu un matin d’avril. J’ai appris par la voisine que Camille allait se marier. « Tu dois être si fière ! » m’a-t-elle dit en me tendant le journal local où une photo de Camille et d’un jeune homme élégant s’étalait en pleine page. Je n’étais au courant de rien. Pas un mot, pas une invitation.

J’ai appelé Camille, la gorge serrée :
— Camille… C’est vrai ? Tu te maries ?
Un silence gênant.
— Oui… Je comptais t’en parler… Mais tu sais, ce sera une petite cérémonie… Juste entre amis…
— Mais je suis ta mère !
— Maman, comprends-moi… Ce n’est pas contre toi… C’est compliqué…

J’ai raccroché sans comprendre. J’ai pleuré toute la nuit, seule dans ma chambre où chaque objet me rappelait Camille enfant : ses dessins accrochés au mur, sa poupée préférée sur l’étagère. Le lendemain, j’ai reçu une lettre courte : « Ne t’inquiète pas pour moi. Je t’aime. » Rien d’autre.

Le jour du mariage, j’ai entendu les cloches sonner au loin. J’imaginais Camille en robe blanche, radieuse, entourée d’amis élégants qui ne sauraient jamais qui je suis. J’ai préparé un bouquet de pivoines du jardin — ses fleurs préférées — et je l’ai posé sur la table du salon. Personne n’est venu frapper à ma porte.

Les jours ont passé, puis les semaines. Au village, les gens chuchotaient sur mon passage. Certains me regardaient avec pitié, d’autres avec incompréhension : « Comment peut-on oublier sa propre mère ? »

J’ai essayé d’écrire à Camille. Pas de réponse. J’ai appelé plusieurs fois ; sa voix était toujours pressée, distante : « Je suis occupée… On se rappelle bientôt… » Mais ce bientôt ne venait jamais.

Je me suis remise en question mille fois : ai-je été trop présente ? Trop exigeante ? Trop différente ? Est-ce ma faute si elle a honte de moi ?

Un soir d’automne, alors que je ramassais des pommes dans le verger derrière la maison, j’ai croisé Madame Lefèvre, la doyenne du village. Elle m’a serré la main et m’a dit doucement :
— Marie, tu as fait tout ce que tu pouvais. On ne choisit pas toujours ce que deviennent nos enfants.

Ses mots m’ont réchauffé le cœur un instant. Mais la douleur restait là, sourde et tenace.

Parfois, je rêve que Camille revient au village avec un enfant dans les bras, qu’elle me serre fort et me demande pardon. Mais au réveil, il n’y a que le silence et le tic-tac de l’horloge.

Aujourd’hui encore, je vis avec cette absence comme une blessure ouverte. J’attends un signe qui ne vient pas. J’essaie d’aimer sans condition, mais comment continuer quand on reçoit en retour que le vide et l’oubli ?

Est-ce que nos enfants nous appartiennent vraiment ? Ou bien sont-ils condamnés à nous fuir pour exister ? Dites-moi… qu’auriez-vous fait à ma place ?