Prends-le chez toi, pour toujours – a dit notre fille : Maman, il va nous manquer, mais on viendra de temps en temps
« Maman, il va nous manquer, mais on viendra de temps en temps. »
La voix de Camille résonne encore dans ma tête. Elle n’a pas pleuré. Elle n’a pas crié. Elle a simplement posé la main sur l’épaule de son père, puis elle a tourné les talons. Je suis restée là, dans le couloir de son appartement à Nantes, les bras ballants, incapable de bouger. Paul, mon mari depuis quarante ans, me regardait sans comprendre, ses yeux perdus dans le vague. Depuis deux ans, la maladie d’Alzheimer le grignote lentement. Il oublie les prénoms, les visages, parfois même le chemin jusqu’à la salle de bain.
Camille a pris sa décision sans me consulter. « Maman, c’est trop lourd pour nous. Les enfants ont peur quand il crie la nuit. Et puis… tu sais bien que je travaille trop pour m’en occuper. » J’ai voulu protester, lui rappeler que Paul est son père, qu’il l’a portée sur ses épaules au parc des Chantiers, qu’il lui a appris à faire du vélo sur les bords de l’Erdre. Mais rien n’est sorti. J’ai juste hoché la tête.
Le taxi est arrivé. J’ai aidé Paul à enfiler son manteau. Il s’est laissé faire comme un enfant. Sur le trajet vers notre maison à Saint-Herblain, il a regardé par la fenêtre sans dire un mot. Moi, je serrais mon sac à main si fort que mes jointures sont devenues blanches.
À peine arrivés, Paul s’est assis dans le fauteuil du salon et a fermé les yeux. Je me suis assise en face de lui. Le silence était lourd, seulement brisé par le tic-tac de l’horloge héritée de ma mère. J’ai repensé à toutes ces années où notre maison était pleine de rires : les anniversaires de Camille, les repas du dimanche avec mes parents, les disputes pour savoir qui ferait la vaisselle.
Le soir même, j’ai appelé Camille. « Tu pourrais venir ce week-end ? Il demande après toi… »
Elle a soupiré : « Maman, tu sais bien que c’est compliqué avec les petits et le boulot… On verra. »
J’ai raccroché en tremblant. J’ai regardé Paul dormir sur le canapé, sa bouche entrouverte, ses cheveux blancs épars sur le coussin. J’ai eu envie de pleurer, mais les larmes ne sont pas venues.
Les jours ont passé. Paul s’est mis à errer dans la maison la nuit. Il ouvrait les placards, cherchait des objets qui n’existaient plus : « Où est mon cartable ? Je dois aller à l’école… »
Un soir, il s’est mis à hurler : « Maman ! Maman ! » Je me suis précipitée dans sa chambre. Il me regardait sans me reconnaître.
— Paul, c’est moi… Claire.
— Tu veux bien m’aider à rentrer à la maison ?
J’ai pris sa main. Elle était froide et moite.
— Tu es chez toi, mon amour.
Il s’est mis à pleurer comme un enfant. Je me suis assise près de lui et je l’ai bercé jusqu’à ce qu’il s’endorme.
Les voisins ont commencé à poser des questions. Madame Lefèvre, qui habite en face, m’a arrêtée devant la boulangerie :
— Ça va, Claire ? On entend parfois des cris chez toi…
— Ce n’est rien, Paul fait des cauchemars.
Elle a hoché la tête avec compassion mais aussi une pointe d’inquiétude.
Un matin, alors que je préparais le café, Paul est sorti en pyjama dans la rue. Je l’ai retrouvé devant l’arrêt du tramway.
— Je vais au travail !
J’ai dû le ramener de force à la maison sous le regard curieux des passants.
J’ai appelé Camille en larmes :
— Je n’y arrive plus… Je suis fatiguée…
— Maman, tu sais bien que je ne peux pas t’aider plus que ça… Mets-le en maison spécialisée.
J’ai raccroché brutalement. Comment pouvait-elle dire ça ? Paul n’est pas un meuble qu’on range dans un coin !
La nuit suivante, j’ai rêvé de notre vie d’avant : Paul qui chantait Brassens en cuisinant, Camille qui riait aux éclats en jouant avec son père dans le jardin. Je me suis réveillée en sanglots.
Le lendemain matin, Paul ne m’a pas reconnue. Il m’a regardée avec méfiance :
— Qui êtes-vous ? Où est Claire ?
J’ai senti mon cœur se briser un peu plus.
Je me suis assise à la table de la cuisine et j’ai écrit une lettre à Camille :
« Ma chérie,
Je comprends que tu sois débordée par ta vie et tes enfants. Mais ton père n’est pas seulement un fardeau. Il est aussi celui qui t’a aimée sans compter. Je ne te demande pas de venir tous les jours. Mais viens au moins lui dire bonjour de temps en temps… Pour lui rappeler qu’il existe encore pour toi.
Ta maman qui t’aime. »
J’ai glissé la lettre dans une enveloppe et je l’ai postée en allant chercher du pain.
Les semaines ont passé. Camille n’est pas venue. Elle a envoyé un message pour Noël : « On passera peut-être après les fêtes… »
Paul s’est éteint un matin de janvier, dans son sommeil. Je l’ai trouvé paisible pour la première fois depuis longtemps.
Camille est arrivée deux jours plus tard avec ses enfants. Elle a pleuré sur l’épaule de son père sans vie.
— Je suis désolée, maman… J’aurais dû venir plus souvent…
Je n’ai rien dit. Les mots étaient inutiles.
Aujourd’hui, je vis seule dans cette grande maison silencieuse. Parfois je me demande : qu’avons-nous fait de nos anciens ? Pourquoi la famille se délite-t-elle si facilement quand la vieillesse frappe à notre porte ? Est-ce vraiment si difficile d’aimer jusqu’au bout ceux qui nous ont tout donné ?