« Quand la porte s’est refermée derrière moi : Comment j’ai trouvé un nouveau sens à la retraite »
— Françoise, je sais que c’est beaucoup demander… mais je n’ai personne d’autre.
La voix de Luc tremblait, ses yeux fuyants cherchaient le sol du palier. Il tenait sa casquette entre ses mains comme un enfant pris en faute. Je venais à peine de refermer la porte de mon appartement, savourant le silence retrouvé après le départ de ma fille et de mon petit-fils. La retraite, pensais-je, c’est enfin le temps pour moi. Les balades au parc Monceau, les après-midis à lire, les confitures maison…
Mais ce matin-là, tout a basculé. Luc, mon voisin du dessus, m’a demandé de veiller sur sa mère, Madame Besson, le temps qu’il règle des affaires urgentes à Lyon. Une semaine, peut-être deux. Elle venait de sortir de l’hôpital après une mauvaise chute. Je n’ai pas su dire non. Peut-être par politesse, peut-être par peur du vide qui me guettait.
Dès le lendemain, j’ai franchi le seuil de l’appartement des Besson. L’odeur âcre des médicaments flottait dans l’air. Madame Besson était assise dans son fauteuil, le regard perdu vers la fenêtre. Elle ne m’a pas saluée. J’ai déposé mes affaires dans la cuisine et me suis approchée d’elle.
— Bonjour, Madame Besson. Je suis Françoise, la voisine de votre fils.
Elle a cligné des yeux, sans répondre. Un silence lourd s’est installé. J’ai sorti un livre de poésie de ma poche et me suis assise près d’elle.
— Vous aimez Prévert ? ai-je tenté.
Un grognement à peine audible. J’ai commencé à lire à voix haute, espérant percer sa carapace.
Les premiers jours ont été difficiles. Elle refusait de manger ce que je préparais, repoussait ma main quand je voulais l’aider à marcher jusqu’à la salle de bain. La nuit, elle criait parfois le nom de son mari disparu. Je rentrais chez moi épuisée, les nerfs à vif.
Un soir, alors que je lavais la vaisselle dans sa cuisine, j’ai entendu un bruit sourd. Je me suis précipitée dans le salon : elle était tombée en essayant d’atteindre une photo posée sur l’étagère.
— Pourquoi vous ne m’avez pas appelée ? ai-je crié, plus fort que je ne l’aurais voulu.
Elle a éclaté en sanglots. Pour la première fois, elle s’est laissée prendre dans mes bras.
— Je ne veux pas être un poids…
Ses mots m’ont transpercée. J’ai pensé à ma propre mère, morte seule dans une maison de retraite alors que je travaillais encore à la mairie du 17e arrondissement. La culpabilité m’a submergée.
Les jours suivants, quelque chose a changé entre nous. Elle a accepté que je lui lise le journal chaque matin. Nous avons regardé ensemble « Questions pour un champion » à la télévision. Elle m’a raconté sa jeunesse à Bordeaux, ses étés sur le bassin d’Arcachon, les bals populaires où elle avait rencontré son mari.
Un après-midi pluvieux, ma fille Élodie est passée me voir.
— Maman, tu t’épuises pour une femme qui n’est même pas de ta famille… Tu as donné toute ta vie aux autres. Pense un peu à toi maintenant.
Je n’ai rien répondu. Comment lui expliquer ce que je ressentais ? Ce mélange d’épuisement et de gratitude d’être encore utile à quelqu’un ? J’avais l’impression de revivre, d’exister autrement que comme « la retraitée » ou « la grand-mère ».
Mais tout n’était pas simple. Les tensions avec Élodie se sont accentuées. Elle m’en voulait de passer moins de temps avec son fils Paul. Un soir, elle a claqué la porte après une dispute.
— Tu préfères t’occuper d’une étrangère plutôt que de ta propre famille !
J’ai pleuré longtemps ce soir-là. J’ai repensé à tous ces sacrifices invisibles qu’on fait pour les autres, parfois au détriment des siens.
Un matin, Madame Besson a eu du mal à respirer. J’ai appelé les pompiers en panique. À l’hôpital Cochin, Luc est arrivé en courant.
— Merci Françoise… Sans vous…
Il n’a pas fini sa phrase. Il m’a serrée dans ses bras comme si j’étais de la famille.
Après cet épisode, Luc a engagé une aide-soignante professionnelle. Mon « service » était terminé. Mais chaque jour, je passais voir Madame Besson pour partager un café ou quelques souvenirs.
La retraite n’aura jamais été ce havre de paix tant attendu. Elle est devenue un nouveau champ de bataille contre la solitude et l’indifférence.
Aujourd’hui encore, je me demande : Avons-nous le droit d’exister pour nous-mêmes quand tant d’autres ont besoin de nous ? Où commence et où finit le devoir envers les autres ? Peut-on vraiment choisir entre sa famille et ceux qui croisent notre route par hasard ?