Où sont passés mes œufs ?

— Camille, tu as vu les œufs qui étaient dans le frigo ? Je les avais mis de côté pour le gâteau de Paul…

Elle ne lève même pas les yeux de son téléphone. Son ton est sec, tranchant : — Tu ne peux pas juste en racheter ? On n’est pas à un œuf près.

Je sens mes joues s’enflammer. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Depuis que mon fils, Julien, et sa femme Camille sont venus s’installer chez moi avec leur petit Paul, la cuisine est devenue un champ de bataille silencieux. Mais aujourd’hui, c’est l’anniversaire de mon petit-fils. J’avais tout préparé, tout compté. Deux œufs, pas un de plus. Et maintenant, ils ont disparu.

Je prends une grande inspiration, essayant de garder mon calme. — Camille, j’avais vraiment besoin de ces œufs. Je les avais mis dans la porte du frigo exprès…

Elle soupire, agacée. — Tu fais toujours des histoires pour rien. Franchement, c’est pas possible d’être aussi… aussi radine ! Si tu veux tes affaires à toi, achète-toi un frigo personnel.

Radine ? Moi ? Je reste sans voix. J’ai accueilli mon fils et sa famille quand ils ont eu des soucis financiers. J’ai partagé ma maison, ma cuisine, mon quotidien. Et voilà comment on me remercie ?

Julien entre dans la pièce à ce moment-là, sentant la tension. — Qu’est-ce qui se passe encore ?

Camille lève les yeux au ciel. — Ta mère râle parce qu’il manque deux œufs. Elle veut qu’on sépare la bouffe maintenant.

Julien me regarde, embarrassé. — Maman… c’est pas grave, je peux aller en acheter.

Mais ce n’est pas une question d’œufs. C’est une question de respect. Je me sens invisible dans ma propre maison.

Je me souviens du temps où tout était simple. Quand Julien était petit, il courait dans la cuisine en riant, les mains pleines de farine. On partageait tout, sans compter. Mais depuis que Camille est là, tout est compté, tout est pesé.

Le soir venu, je surprends une conversation entre eux dans le salon.

— Elle exagère ta mère, dit Camille à voix basse. On ne peut rien faire sans qu’elle surveille tout ce qu’on mange.
— Elle a ses habitudes… répond Julien, hésitant.
— Eh bien moi aussi j’ai mes limites. Je vais acheter un mini-frigo pour nos affaires à nous. Comme ça elle arrêtera de fouiller.

Je monte dans ma chambre, le cœur lourd. Est-ce donc ça vieillir ? Devenir un meuble gênant dans sa propre maison ? Je repense à ma propre belle-mère, à qui je n’ai jamais osé parler ainsi.

Le lendemain matin, Camille installe fièrement un petit frigo blanc dans un coin de la cuisine. Elle y range ses yaourts, ses légumes bio et même une boîte d’œufs flambant neufs.

Paul arrive en courant : — Mamie, il est où le gâteau ?

Je retiens mes larmes. — Il n’y en aura pas aujourd’hui, mon chéri. Mamie n’a plus d’œufs.

Il baisse la tête, déçu. Camille me lance un regard noir : — Tu pourrais faire un effort pour lui au moins.

C’en est trop. — Un effort ? J’ai tout donné pour vous accueillir ici ! Je ne suis pas une étrangère dans cette maison !

Julien tente d’apaiser la situation : — S’il vous plaît…

Mais Camille ne lâche rien : — On va finir par partir si ça continue comme ça.

Un silence glacial s’installe. Je réalise que je suis prise au piège entre mon amour pour mon fils et le sentiment d’être de trop.

Le soir venu, je m’assois seule à la table de la cuisine. Le petit frigo bourdonne doucement à côté de moi. Je repense à toutes ces années où j’ai rêvé d’une grande famille réunie autour d’un repas fait maison… et je me retrouve à compter les œufs.

Est-ce que c’est ça, la vie moderne ? Chacun son frigo, chacun sa nourriture, chacun ses rancœurs ? Où est passée la chaleur d’antan ?

Peut-on vraiment vivre ensemble sans partager plus que des murs ? Est-ce moi qui suis trop vieille pour comprendre ou bien avons-nous tous oublié ce que veut dire « famille » ?