Les Règles sur le Frigo
— Tu ne peux pas continuer comme ça, Maman !
La voix de mon fils, Julien, résonne encore dans ma tête. Je suis plantée devant le frigo, les mains tremblantes, fixant cette feuille A4 scotchée de travers. « Règles de la maison », écrit en lettres capitales, suivi d’une liste qui me donne la nausée : « Pas de visites après 20h », « Prévenir avant toute modification », « Les week-ends sont réservés à notre intimité »…
C’est mon appartement. Mon nom est sur le bail. J’ai élevé Julien ici, seule, après que son père nous ait quittés pour refaire sa vie à Lyon. J’ai travaillé vingt-cinq ans à la mairie de Nanterre pour offrir à mon fils ce toit, cette sécurité. Et voilà que je me retrouve à demander la permission d’entrer chez moi.
Tout a commencé il y a six mois. Julien est venu me voir, les yeux cernés, la voix basse :
— Maman, on n’y arrive plus avec Camille. Le loyer, les études… On est à bout.
J’ai hésité, bien sûr. Mais comment refuser à son enfant ? J’ai proposé qu’ils s’installent ici, le temps que Julien termine sa licence d’histoire et que Camille trouve un poste stable. J’ai déménagé chez ma sœur à Colombes, pensant que ce serait temporaire.
Mais très vite, j’ai senti que quelque chose clochait. Les appels se faisaient rares. Quand je passais déposer du courrier ou récupérer des affaires, Camille m’ouvrait à peine la porte.
— On est occupés, Françoise…
Françoise. Plus « belle-maman », plus rien de chaleureux. Juste mon prénom, froid comme une facture EDF.
Et puis il y a eu ce soir-là. Je n’avais pas prévenu, c’est vrai. Mais c’est chez moi, non ? J’avais envie de sentir l’odeur du parquet ciré, de revoir les rideaux que j’avais cousus moi-même. J’ai ouvert la porte avec mon double de clé et j’ai trouvé le salon méconnaissable : des affiches de groupes de rock partout, mes bibelots rangés dans un carton au fond du couloir.
Et sur le frigo, cette liste.
J’ai attendu que Julien rentre. Il est arrivé vers 22h, l’air fatigué mais déterminé.
— Maman, on a besoin d’intimité. Ce n’est plus possible que tu viennes à l’improviste.
— Intimité ? Chez moi ?
Camille est sortie de la chambre, les bras croisés.
— On ne veut pas te manquer de respect, mais on doit poser des limites.
J’ai senti mes joues brûler. J’ai voulu hurler : « C’est moi qui ai tout payé ici ! » Mais j’ai ravale ma colère. J’ai regardé Julien dans les yeux.
— Tu te souviens quand tu avais dix ans et que tu faisais des cauchemars ? Qui venait te rassurer ? Qui t’aidait à réviser tes contrôles ?
Il a baissé les yeux.
— Je sais… Mais on est adultes maintenant.
Adultes ? Il n’a même pas fini ses études ! Et Camille qui travaille à mi-temps dans une boutique de vêtements…
Les jours suivants, j’ai essayé d’en parler à ma sœur :
— Tu devrais leur laisser un peu d’espace, Françoise. C’est leur couple maintenant…
Mais comment accepter d’être exclue de ma propre vie ?
J’ai commencé à venir plus souvent. Parfois juste pour arroser les plantes ou vérifier le courrier. Chaque fois, je sentais la tension monter d’un cran. Un soir, j’ai surpris une conversation derrière la porte de la chambre :
— Elle va finir par nous mettre dehors…
— On n’a qu’à chercher autre chose.
— Avec quoi ? On n’a pas les moyens !
J’ai eu un pincement au cœur. Je ne veux pas les mettre dehors. Mais je refuse d’être traitée comme une intruse.
Un dimanche matin, j’ai convoqué Julien au café du coin.
— Il faut qu’on parle sérieusement. Je t’aime, tu es mon fils unique. Mais je ne peux pas accepter ces règles absurdes dans MON appartement.
Il a soupiré.
— On voulait juste se sentir chez nous…
— Alors trouve-toi un chez-toi !
Il a blêmi. J’ai vu dans ses yeux la peur et la honte.
— Tu regrettes que je me sois marié si vite ?
J’ai hésité. Oui, je regrette qu’il ait tout précipité avec Camille sans finir ses études, sans réfléchir aux conséquences. Mais je ne peux pas lui dire ça sans le blesser davantage.
— Je regrette seulement que tu oublies d’où tu viens.
Il s’est levé brusquement et est parti sans un mot.
Depuis ce jour-là, le silence s’est installé entre nous. Je passe devant l’immeuble sans oser entrer. Parfois je croise Camille au marché ; elle détourne les yeux.
Je me demande où j’ai failli en tant que mère. Ai-je trop donné ? Pas assez ? Est-ce ça, être parent en France aujourd’hui : offrir tout pour finir par être rejetée ?
Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ? Est-ce normal d’imposer ses règles chez quelqu’un qui vous héberge ?