Quand mon fils et sa femme ont envahi mon espace : chronique d’une mère en exil chez elle

« Françoise, tu pourrais baisser un peu la télé ? Camille essaie de travailler… »

La voix de Julien résonne dans le couloir, tranchante, presque étrangère. Je sursaute, la télécommande me glisse des mains. Il est 15h, un mercredi pluvieux à Lyon, et je regarde mon feuilleton préféré, comme tous les après-midis depuis ma retraite. Mais aujourd’hui, rien n’est pareil. Depuis trois semaines, mon fils et sa femme ont posé leurs valises dans mon appartement. Trois semaines que je marche sur la pointe des pieds dans mon propre salon.

Tout a commencé par un coup de fil paniqué : « Maman, on a eu un dégât des eaux, l’appartement est inhabitable pour au moins deux mois. Tu pourrais nous héberger ? » J’ai dit oui sans réfléchir. C’est normal, non ? On aide ses enfants. Mais je n’avais pas anticipé le bouleversement. Ni la façon dont Camille allait s’installer dans MA cuisine, ni comment Julien allait transformer la chambre d’amis en bureau, ni cette impression constante d’être de trop.

Le soir même, Camille a ouvert le frigo : « Tu n’as pas de lait d’avoine ? » J’ai souri, un peu gênée : « Non, je prends du lait normal… » Elle a haussé les épaules : « Bon, je ferai les courses demain. » Depuis ce jour-là, mes yaourts nature ont disparu au profit de desserts végétaux à la noix de coco. Même mon café a changé de goût.

Les premiers jours, j’ai voulu bien faire. Je leur ai préparé des gratins dauphinois comme Julien aimait tant petit. Mais Camille a repoussé son assiette : « Je ne mange pas de pommes de terre le soir, c’est trop lourd. » Julien a marmonné quelque chose sur le régime de sa femme. J’ai rangé le plat sans un mot.

Petit à petit, j’ai commencé à m’effacer. Je me lève plus tôt pour ne pas monopoliser la salle de bain. Je fais moins de bruit en cuisinant. Je regarde la télé avec le son au minimum. Parfois, je m’enferme dans ma chambre pour pleurer en silence.

Un soir, alors que je rentrais des courses avec un sac trop lourd pour mes épaules fatiguées, j’ai surpris une conversation dans la cuisine.

— Franchement, ta mère est gentille mais elle est partout…
— Elle fait ce qu’elle peut, Camille…
— Oui mais j’ai besoin d’intimité !

J’ai eu envie de hurler : « C’est chez moi ici ! » Mais je n’ai rien dit. J’ai posé les sacs et je suis allée m’enfermer dans ma chambre.

Le lendemain matin, Camille m’a trouvée en train de préparer du café.

— Françoise, tu pourrais éviter de faire du bruit avant 8h ? J’ai mal dormi…

J’ai acquiescé sans répondre. Mais à l’intérieur, une colère sourde montait. J’avais l’impression d’être redevenue une petite fille qu’on gronde pour avoir fait trop de bruit.

Le week-end suivant, ma sœur Monique est passée me voir.

— Tu as l’air fatiguée, Françoise…
— Ils sont gentils mais… c’est difficile. J’ai l’impression d’être une invitée chez moi.
— Tu dois leur parler !

Mais comment dire à son fils qu’on se sent étrangère dans sa propre maison ? Comment expliquer à sa belle-fille qu’on n’a pas envie de changer toutes ses habitudes pour leur faire plaisir ?

Un soir, alors que je préparais une soupe pour tout le monde, Camille est entrée dans la cuisine avec son ordinateur sous le bras.

— Tu pourrais éviter de cuisiner maintenant ? J’ai une visio avec mon chef dans dix minutes et ça sent fort…

J’ai posé la louche sur le plan de travail.

— Camille, c’est ma cuisine ici. Je fais ce que je veux chez moi.

Elle m’a regardée comme si je venais de lui parler chinois.

— On pourrait essayer de s’organiser…
— S’organiser ? Depuis trois semaines je vis au rythme de vos réunions et de vos régimes !

Julien est arrivé à ce moment-là. Il a senti la tension.

— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien ! Ta mère ne supporte pas qu’on soit là…

J’ai éclaté en sanglots. Julien m’a prise dans ses bras mais j’ai senti qu’il ne savait plus quoi dire ni quoi faire.

Cette nuit-là, j’ai très peu dormi. J’ai repensé à tout ce que j’avais sacrifié pour Julien : les nuits blanches quand il était bébé, les heures passées à l’attendre devant le lycée, les vacances annulées pour payer ses études… Et aujourd’hui, il était là, chez moi, mais je ne reconnaissais plus ni mon fils ni ma maison.

Le lendemain matin, j’ai pris mon courage à deux mains.

— Julien, il faut qu’on parle.

Il a hoché la tête.

— Je vous aime tous les deux mais je n’en peux plus. J’ai besoin de retrouver ma place ici. Je veux bien vous aider mais pas au prix de mon bonheur.

Julien a baissé les yeux.

— Je suis désolé maman… On va chercher une solution.

Depuis cette conversation, les choses se sont un peu apaisées. Camille fait des efforts pour partager la cuisine et Julien essaie d’être plus présent. Mais rien n’est vraiment comme avant. Je me demande parfois si je retrouverai un jour la paix dans ma propre maison.

Est-ce que c’est ça vieillir ? Devenir invisible chez soi ? Ou bien faut-il apprendre à poser ses limites même avec ceux qu’on aime le plus au monde ? Qu’en pensez-vous ?