« Tu devrais gagner ta vie au lieu de compter sur ta mère » : le jour où Vincent a brisé mon silence
— Tu comptes rester là encore longtemps à profiter du frigo plein ?
La voix de Vincent, sèche, a claqué dans la cuisine comme un coup de tonnerre. J’ai failli lâcher mon bol de café. Ma mère, assise en face de moi, a baissé les yeux sur sa tartine, comme si elle pouvait disparaître derrière la confiture de fraises. J’ai senti la colère monter, cette boule familière qui me serre la gorge depuis qu’il est entré dans nos vies.
— Je ne profite de rien, j’ai répondu, la voix tremblante. Je cherche du travail, tu le sais très bien.
Vincent a haussé les épaules, l’air de celui qui sait tout mieux que tout le monde. Il s’est approché du plan de travail, a attrapé une pomme et l’a croquée bruyamment.
— À ton âge, moi, je payais déjà mon loyer. Tu devrais arrêter de compter sur ta mère. Elle n’est pas là pour t’entretenir toute ta vie.
J’ai senti le regard de ma mère sur moi, lourd de tristesse et d’impuissance. Depuis qu’elle s’est remariée avec Vincent il y a deux ans, notre maison n’a plus jamais été la même. Avant, c’était elle et moi contre le monde. Maintenant, j’ai l’impression d’être une étrangère chez moi.
Je suis sortie précipitamment, claquant la porte derrière moi. Dans la rue encore endormie de notre petite ville près de Tours, j’ai marché sans but, les mains enfoncées dans les poches de mon vieux manteau. Je pensais à mon père, parti vivre à Bordeaux avec sa nouvelle compagne. Il m’appelait parfois, mais il ne comprenait pas vraiment ce que je vivais ici.
J’ai repensé à mes études de lettres, à ce master que j’ai abandonné faute de moyens. Les petits boulots se font rares : serveuse au bar du coin, baby-sitter pour les voisins… Rien qui ne me permette de prendre un studio à moi. Et Vincent qui me répète sans cesse que je devrais « me bouger ».
Le soir même, j’ai retrouvé ma mère seule dans la cuisine. Elle préparait une soupe en silence. J’ai hésité avant de lui parler.
— Maman… Tu trouves aussi que je suis un poids ?
Elle a posé sa louche et m’a regardée avec des yeux fatigués.
— Non, Camille… Mais tu sais comment est Vincent. Il croit bien faire. Il veut juste que tu sois indépendante.
— Mais ce n’est pas lui mon père ! Il n’a pas à me parler comme ça !
Elle a soupiré longuement.
— Je sais… Mais c’est compliqué pour moi aussi. J’essaie de faire au mieux pour tout le monde.
Je me suis sentie coupable d’ajouter à ses soucis. Pourtant, la colère ne passait pas. J’avais envie de hurler que je faisais déjà tout ce que je pouvais. Que ce n’était pas si simple de trouver un emploi stable aujourd’hui, surtout quand on n’a ni expérience ni piston.
Quelques jours plus tard, Vincent est rentré plus tôt du travail. Je l’ai entendu parler fort au téléphone dans le salon :
— Oui, elle est encore là… Non mais tu te rends compte ? À 23 ans !
J’ai serré les poings. J’ai attendu qu’il raccroche avant d’entrer.
— Tu parlais encore de moi ?
Il m’a lancé un regard agacé.
— Camille, il faut grandir un peu. La vie ne va pas t’attendre. Tu crois que tu vas trouver un boulot en restant enfermée ici ?
— Tu crois que je ne fais rien ? Tu crois que ça m’amuse d’être dépendante ?
Il a haussé le ton :
— Ce n’est pas mon problème ! Je ne veux pas d’assistés sous mon toit !
Ma mère est arrivée en courant, affolée par nos cris.
— Arrêtez ! Vous allez réveiller les voisins !
J’ai fondu en larmes devant eux deux. J’avais honte mais je n’en pouvais plus.
Cette nuit-là, j’ai dormi chez mon amie Sophie. Elle vit seule dans un petit studio à Tours grâce à une bourse et quelques heures comme caissière à Carrefour. On a parlé jusqu’à tard.
— Tu sais, Camille… Nos parents ne comprennent pas ce que c’est aujourd’hui. Les loyers sont hors de prix, les CDI c’est rare… On fait ce qu’on peut.
Ses mots m’ont fait du bien. Mais le lendemain matin, en rentrant chez moi, j’ai croisé Vincent dans l’entrée.
— Tu comptes rester longtemps chez Sophie ?
J’ai pris une grande inspiration.
— Non. Mais je ne resterai pas ici non plus si tu continues à me traiter comme une moins que rien.
Il m’a regardée sans rien dire. Pour la première fois, j’ai vu une hésitation dans ses yeux.
Les jours suivants ont été tendus. Ma mère essayait d’arrondir les angles mais je sentais qu’elle était épuisée par nos disputes incessantes. Un soir, elle m’a prise à part :
— Camille… Je t’aime très fort mais je ne peux pas choisir entre vous deux. J’aimerais que tu trouves ta voie… pour toi.
J’ai compris qu’elle avait raison. Je ne pouvais pas continuer à vivre dans ce conflit permanent.
J’ai postulé à un service civique dans une association culturelle à Tours. Le salaire était modeste mais suffisant pour louer une chambre en colocation avec Sophie. Quand j’ai reçu la réponse positive, j’ai pleuré de soulagement et d’angoisse mêlés.
Le jour du départ, ma mère m’a serrée fort dans ses bras.
— Je suis fière de toi, ma chérie.
Vincent est resté en retrait mais il m’a tendu la main :
— Bonne chance… Camille.
Je ne lui ai pas répondu mais j’ai vu dans son regard quelque chose qui ressemblait à du respect.
Aujourd’hui, je vis avec peu mais je vis selon mes propres règles. Parfois je repense à cette phrase qui m’a tant blessée : « Tu devrais gagner ta vie au lieu de compter sur ta mère ». Est-ce vraiment si simple ? Est-ce qu’on peut reprocher aux jeunes d’aujourd’hui leur précarité alors que tout semble plus difficile qu’avant ? Qu’en pensez-vous ?