Pourquoi des hot-dogs au lieu de burgers ?

— Pourquoi il y a des hot-dogs au lieu de burgers ?

La voix de Nathan claque dans la cuisine comme un coup de tonnerre. Je sursaute, la moutarde dégoulinant sur mes doigts. Il ne regarde même pas son assiette, il fixe la fenêtre, les sourcils froncés. Je sens la colère monter, mais je ravale ma réponse. Ce n’est qu’un dîner, après tout. Mais ce n’est jamais qu’un dîner.

— Parce que je n’avais plus de steaks hachés, Nathan. Et puis… tu n’as jamais aimé les hot-dogs ?

Il hausse les épaules, l’air boudeur. Depuis qu’Aaron et Lily sont partis, chaque repas ressemble à un champ de mines. Le silence s’est installé dans la maison, lourd, pesant, comme une couverture mouillée dont on ne peut se débarrasser. Je m’assois en face de lui, le pain à moitié écrasé dans ma main.

— Tu aurais pu me demander ce que je voulais manger, marmonne-t-il.

Je serre les dents. Depuis quand doit-on demander pour un simple dîner ? Pendant vingt-cinq ans, j’ai cuisiné pour quatre, jonglé entre les préférences d’Aaron qui détestait les oignons et celles de Lily qui voulait tout végétarien. Aujourd’hui, ils sont partis vivre leur vie à Toulouse et à Nantes, et nous voilà seuls, Nathan et moi, deux étrangers dans une maison trop grande.

— Tu sais quoi ? Si tu veux des burgers, tu n’as qu’à en faire toi-même !

Ma voix tremble. Il relève enfin la tête. Son regard est fatigué, cerné par des années de travail à l’usine Renault et de soirées passées devant la télé. Je me lève brusquement et sors sur le balcon. L’air frais me gifle le visage. J’entends la chaise racler derrière moi.

— Kaylee…

Il ne m’appelle presque jamais par mon prénom. Je ferme les yeux. J’ai envie de pleurer mais rien ne sort. Les lumières de la ville brillent au loin, indifférentes à notre misère domestique.

— Tu te souviens quand on faisait des pique-niques au parc Monceau ? demande-t-il doucement derrière moi.

Je hoche la tête sans me retourner. C’était avant les enfants, avant les factures, avant que la routine ne nous avale tout crus.

— On riait tout le temps… Tu te souviens ?

Sa voix se brise. Je me retourne enfin. Il tient son assiette à la main, comme un enfant puni.

— Je ne sais plus comment on fait, Nathan. Je ne sais plus comment être « nous » sans eux.

Il pose l’assiette sur la table basse du balcon et s’assoit à côté de moi. Le silence s’étire encore, mais il est différent cette fois-ci : moins hostile, plus fragile.

— Tu crois qu’on a tout donné aux enfants et qu’il ne reste plus rien pour nous ?

Je hausse les épaules. Peut-être bien. On a sacrifié nos envies pour eux : les vacances annulées pour payer leurs études, les soirées cinéma troquées contre des réunions parents-profs… Et maintenant ? Maintenant il ne reste que des hot-dogs froids et des souvenirs qui font mal.

Nathan prend ma main dans la sienne. Elle est rugueuse, calleuse, mais chaude. Il me regarde avec une sincérité que je croyais disparue.

— On pourrait essayer… d’apprendre à se connaître à nouveau ?

Je ris nerveusement.

— À nos âges ?

Il sourit tristement.

— On n’a rien à perdre.

Le lendemain matin, je trouve un mot sur la table : « Ce soir, burgers maison. Viens m’aider ? »

Je souris malgré moi. Toute la journée, j’y pense en rangeant la chambre d’Aaron devenue trop vide, en passant devant les photos de Lily accrochées dans le couloir. Le soir venu, je descends à la cuisine. Nathan a sorti tous les ingrédients : steaks hachés du boucher du coin, pain frais de chez Mme Lefèvre, tomates du marché.

— Tu te souviens comment on faisait ? demande-t-il en alignant les cornichons.

Je ris doucement.

— On improvisait toujours…

On cuisine ensemble en silence d’abord, puis peu à peu les souvenirs reviennent : nos premières disputes pour savoir qui devait faire la vaisselle ; le fou rire quand Aaron avait mis du ketchup partout sur le chien du voisin ; la fois où Lily avait décidé qu’on serait végétariens pendant une semaine…

Quand on s’assoit enfin pour manger, je sens quelque chose changer entre nous. Ce n’est pas magique — il y a encore de la gêne, des maladresses — mais c’est un début.

Après le repas, Nathan propose une promenade dans le quartier. On marche côte à côte sous les lampadaires jaunes, comme deux adolescents timides. Il me parle de ses angoisses : la peur de vieillir seul, le sentiment d’inutilité depuis que les enfants sont partis. Je lui avoue mes propres doutes : ai-je encore une place dans sa vie ? Suis-je autre chose qu’une mère ?

On rentre tard ce soir-là. Dans notre chambre silencieuse, je pose ma tête sur son épaule pour la première fois depuis longtemps.

Les jours suivants ne sont pas parfaits : il y a encore des disputes pour des broutilles — le linge pas étendu, la télé trop forte — mais on essaie d’en rire. On s’inscrit même à un cours de danse pour « seniors » au centre social du quartier. Les premiers pas sont catastrophiques mais on s’accroche l’un à l’autre comme si notre vie en dépendait.

Un dimanche matin, alors que je prépare le café, Nathan entre dans la cuisine avec un sourire timide.

— Tu sais… je crois que j’aime bien les hot-dogs finalement.

Je ris aux éclats et il m’embrasse sur le front.

Parfois je me demande : est-ce qu’on peut vraiment réapprendre à s’aimer après avoir passé sa vie à aimer les autres ? Est-ce que d’autres couples ressentent ce vide immense quand les enfants partent ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?