De l’autre côté du mur : Jusqu’où peut-on supporter l’insupportable ?
— Tu entends encore ?
La voix de Julien tremble dans la pénombre de notre chambre. Je retiens mon souffle. De l’autre côté du mur, des cris, des rires gras, la télévision à fond. Il est deux heures du matin. Je serre les poings sous la couette, le cœur battant trop fort. Depuis trois mois, chaque nuit ressemble à une épreuve. J’ai l’impression de vivre dans une cage de verre, exposée à la folie des autres.
— Camille, on ne peut pas continuer comme ça…
Je me redresse, épuisée. Julien a les traits tirés, les yeux cernés. Lui qui riait tout le temps, qui me faisait danser dans la cuisine, ne sourit plus. Notre appartement à Lyon, ce rêve qu’on avait caressé pendant des années, est devenu un piège. On s’était promis que ce serait le début d’une nouvelle vie. Mais chaque soir, c’est la même angoisse : que vont-ils faire cette fois ?
Le matin, je croise Madame Lefèvre sur le palier. Elle me lance un regard fuyant, baisse la tête. Elle sait, tout l’immeuble sait. Mais personne ne dit rien. Les voisins du dessus, les Martin, sont connus pour leurs fêtes interminables et leurs disputes violentes. La police est déjà venue deux fois. Rien ne change.
Un soir, alors que je rentre du travail, j’entends des éclats de voix dans la cage d’escalier.
— Vous n’avez pas honte de déranger tout le monde ? hurle Monsieur Dupuis du rez-de-chaussée.
— Occupez-vous de vos affaires ! répond sèchement Monsieur Martin.
Je reste figée sur la dernière marche. J’ai envie de crier aussi, de hurler ma fatigue et mon désespoir. Mais je n’ose pas. Je me glisse chez nous en silence.
Julien m’attend dans la cuisine, une lettre à la main.
— C’est la régie. Ils disent qu’ils ne peuvent rien faire tant qu’il n’y a pas de plainte officielle.
Je sens la colère monter.
— On va porter plainte alors !
— Tu sais bien que ça va empirer les choses…
Il a raison. Les Martin sont imprévisibles. La dernière fois qu’on a frappé à leur porte pour leur demander de baisser le son, ils nous ont insultés devant tout l’immeuble. Depuis, je n’ose plus sortir seule sur le palier.
Les jours passent, les nuits s’étirent en cauchemars éveillés. Julien s’éloigne de moi. On ne se parle plus que pour se plaindre ou s’accuser.
— Tu ne fais rien !
— Et toi alors ? Tu veux qu’on déménage encore ? On vient à peine d’arriver !
Un soir, après une énième dispute avec Julien, je m’effondre sur le canapé. Je pense à mes parents qui vivent à la campagne, au silence qui règne chez eux. Ici, même mes pensées sont bruyantes.
Je décide d’écrire une lettre aux Martin. J’y mets toute ma détresse, toute ma colère aussi. Je leur parle de nos nuits blanches, de notre couple qui se délite, de mon envie de fuir.
Le lendemain matin, je glisse l’enveloppe sous leur porte. Mon cœur bat la chamade toute la journée.
Le soir venu, rien n’a changé. Pire : la musique est encore plus forte. Un verre éclate contre notre porte d’entrée. Je sursaute. Julien me prend dans ses bras.
— On ne peut pas rester ici…
On commence à chercher un autre appartement. Mais les loyers sont exorbitants à Lyon. On visite des studios minuscules, des quartiers loin de tout. Chaque fois que je rentre chez nous, je me sens vaincue.
Un dimanche matin, alors que je descends les poubelles, je croise Madame Lefèvre.
— Vous partez ?
— On n’a pas le choix…
— C’est toujours les mêmes qui trinquent…
Elle a les larmes aux yeux. Elle aussi subit les Martin depuis des années. Mais elle n’a pas les moyens de partir.
Ce soir-là, Julien et moi restons longtemps silencieux devant nos valises ouvertes.
— Tu crois qu’on aurait pu faire autrement ?
— Je ne sais pas… Peut-être qu’on aurait dû se battre plus fort…
Je regarde autour de moi : nos souvenirs entassés dans des cartons, nos rêves froissés comme des vêtements trop petits.
En quittant l’immeuble pour la dernière fois, je croise Monsieur Martin sur le palier. Il me lance un sourire narquois.
— Bon vent !
Je serre les dents pour ne pas pleurer.
Dans le taxi qui nous emmène vers notre nouveau logement — plus petit, plus cher — Julien me prend la main.
— On va s’en sortir…
Mais au fond de moi, une question tourne en boucle : jusqu’où doit-on supporter l’insupportable au nom du « vivre ensemble » ? Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?