Quand chaque appel de ma fille me brise un peu plus – Mon histoire d’amour, de déception et de limites

— Maman, tu peux m’aider encore ce mois-ci ?

La voix de Camille tremble à peine, mais moi, je sens mes mains devenir moites. Je serre le combiné du téléphone si fort que mes jointures blanchissent. Il est 19h12, un jeudi soir d’octobre, et je sais déjà que je ne dormirai pas cette nuit. Depuis des années, chaque appel de ma fille est devenu une épreuve. Je l’attends avec espoir, je le redoute avec angoisse.

Je m’appelle Mireille, j’ai 62 ans. J’habite à Tours, dans un appartement trop grand depuis que Camille est partie. Mon mari, Gérard, est mort il y a six ans d’un cancer fulgurant. Depuis, je vis seule avec mes souvenirs et la voix de ma fille qui résonne dans la maison vide.

Camille a 28 ans. Elle vit à Paris, elle voulait devenir photographe. Elle a toujours eu ce regard intense sur le monde, cette façon de croire que tout lui était possible. Mais la réalité l’a vite rattrapée : petits boulots précaires, loyers exorbitants, rêves qui s’effritent. Et moi, j’ai voulu la protéger de tout. J’ai payé ses études, son premier appareil photo, ses déménagements successifs. J’ai vidé mon livret A pour elle sans jamais rien dire.

Mais depuis deux ans, quelque chose a changé. Les appels sont devenus plus fréquents, plus pressants. Toujours le même refrain : « Maman, je suis désolée mais… » ou « Tu sais que je t’aime mais… » Et moi, je disais oui. Toujours oui. Parce que c’est ma fille. Parce que je ne veux pas qu’elle souffre. Parce que je me sens coupable d’avoir été trop absente quand elle était petite — je travaillais à l’hôpital, les horaires impossibles, les gardes de nuit…

Ce soir-là, pourtant, il y a quelque chose dans sa voix qui me glace.

— Camille, tu sais que je n’ai plus beaucoup d’économies…

— Mais maman ! Tu ne comprends pas ! Je vais me faire expulser si tu ne m’aides pas !

Je ferme les yeux. J’imagine son petit studio sous les toits du 18e arrondissement, les factures empilées sur la table basse Ikea bancale. Je voudrais la prendre dans mes bras comme quand elle avait cinq ans et qu’elle tombait dans la cour de récréation.

Mais je n’y arrive plus.

— Camille… Tu ne peux pas continuer comme ça. Il faut que tu trouves une solution.

Un silence lourd s’installe. J’entends sa respiration rapide à l’autre bout du fil.

— Tu veux que je fasse quoi ? Que je dorme dehors ?

Sa voix se brise. La mienne aussi.

— Non… Mais tu dois apprendre à te débrouiller un peu…

Elle raccroche sans un mot. Le silence qui suit est plus douloureux que n’importe quelle dispute.

Je reste là, assise sur le canapé, les yeux fixés sur le téléphone comme s’il allait sonner à nouveau. Mais non. Pas ce soir.

Les jours passent. Je n’ai pas de nouvelles. Je tourne en rond dans l’appartement, je fais semblant de lire, je regarde par la fenêtre les feuilles mortes tomber sur le boulevard Béranger. Je me demande si j’ai été une mauvaise mère. Si j’aurais dû dire oui encore une fois. Ou si au contraire, c’est maintenant que je commence enfin à l’aimer vraiment : en lui disant non.

Un dimanche matin, alors que je prépare un café trop fort, mon amie Françoise passe me voir.

— Tu as mauvaise mine Mireille…

Je hausse les épaules.

— Camille ne m’appelle plus depuis trois semaines.

Françoise pose sa main sur la mienne.

— Tu sais… On ne rend pas service à nos enfants en leur évitant toutes les difficultés. Parfois il faut les laisser tomber pour qu’ils apprennent à se relever.

Je voudrais la croire mais la culpabilité me ronge.

Le soir même, Camille m’envoie un message : « Je suis désolée pour tout à l’heure. J’ai trouvé un job dans un café. On peut se voir bientôt ? »

Je relis ces mots dix fois. Je pleure de soulagement et de tristesse mêlés. Je me rends compte que j’ai passé des années à confondre amour et sacrifice. Que j’ai voulu réparer le passé en achetant la paix du présent.

Quelques jours plus tard, Camille vient dîner à la maison. Elle a l’air fatiguée mais fière d’elle.

— Tu sais maman… Je t’en ai voulu de ne pas m’aider cette fois-ci. Mais je crois que j’avais besoin que tu me dises non.

Je la serre contre moi et pour la première fois depuis longtemps, je sens qu’on se retrouve vraiment.

Ce soir-là, en refermant la porte derrière elle, je me demande : Est-ce qu’on peut aimer sans se perdre soi-même ? Est-ce qu’on doit poser des limites même à ceux qu’on aime plus que tout ? Qu’en pensez-vous ?