La terre de nos discordes : héritage, secrets et racines familiales
« Tu savais très bien que cette parcelle était stérile, Camille ! Tu l’as fait exprès ? »
La voix d’Élodie claque dans l’air frais du matin, brisant la quiétude du jardin partagé de notre petite commune de l’Yonne. Je serre la poignée de ma bêche, le cœur battant. Les autres jardiniers lèvent la tête, feignant de s’intéresser à leurs salades, mais je sens leurs regards brûlants sur nous.
« Arrête, Élodie. On a tiré au sort devant tout le monde, tu te souviens ? »
Elle s’approche, les joues rouges, les yeux brillants de larmes contenues. « Tu savais très bien que maman avait laissé la meilleure terre pour toi. Tu as toujours eu tout ce que tu voulais ! »
Je sens la colère monter, mais aussi une vieille tristesse. Depuis la mort de maman il y a six mois, rien n’est plus pareil entre nous. Avant, on venait ici ensemble, on riait en plantant des tomates sous son regard bienveillant. Aujourd’hui, chaque mot est une blessure.
Élodie se penche sur sa parcelle : des cailloux, de la terre sèche, quelques mauvaises herbes rachitiques. La mienne, juste à côté, déborde déjà de jeunes pousses vertes. Je n’y suis pour rien. Maman disait toujours que la terre a ses secrets.
« Tu veux qu’on échange ? » je demande d’une voix blanche.
Elle me fusille du regard. « Ce n’est pas à moi de mendier ce qui me revient ! »
Un silence lourd s’abat. Je repense à l’enfance : Élodie qui pleure parce que je gagne toujours aux jeux de société, Élodie qui se sent invisible à côté de moi. Maman essayait de compenser, mais rien n’y faisait.
« Tu crois que c’est facile pour moi ? » je murmure. « J’ai perdu maman aussi… »
Elle éclate : « Mais toi tu as tout ! La maison, le carnet de recettes… et maintenant la bonne terre ! »
Je sens la colère céder sous la fatigue. Je voudrais lui dire que la maison tombe en ruine, que le carnet sent encore le parfum de maman et me fait pleurer chaque soir. Mais je me tais.
Les souvenirs affluent : les dimanches à écosser les haricots, les disputes pour savoir qui arroserait les fraisiers… Et puis ce jour où maman nous a réunies dans la cuisine : « Quand je ne serai plus là, partagez-vous le jardin. La terre vous gardera unies. »
Un rire amer m’échappe. Unies ? On ne s’est jamais senties aussi éloignées.
Élodie s’accroupit et arrache une touffe d’orties avec rage. « Je n’arrive même pas à faire pousser des radis ! »
Je m’approche doucement. « Peut-être qu’on pourrait… travailler ensemble ? Comme avant ? »
Elle secoue la tête. « Tu veux que je sois ta petite assistante ? Non merci. »
Je sens mes yeux piquer. « Ce n’est pas ce que je voulais dire… »
Un silence gênant s’installe. Les autres jardiniers évitent notre regard. Je me sens humiliée, exposée.
Le soir venu, je rentre chez moi avec un panier de légumes frais. La maison est vide et froide sans maman. Je pose le panier sur la table et m’effondre en larmes.
Le lendemain matin, je trouve Élodie déjà au jardin. Elle creuse à mains nues dans sa terre dure. Je m’approche avec hésitation.
« J’ai apporté du compost… On pourrait essayer d’améliorer la terre ensemble ? »
Elle hésite puis détourne les yeux. « Pourquoi tu fais ça ? Pour te donner bonne conscience ? »
Je soupire. « Non… Parce que j’en ai marre qu’on se déchire pour un bout de terre alors qu’on a déjà tout perdu. »
Elle s’arrête enfin et me regarde vraiment pour la première fois depuis des mois. Ses yeux sont fatigués, tristes.
« Tu crois qu’on peut y arriver ? »
Je hoche la tête sans trop y croire moi-même.
On travaille côte à côte toute la matinée. Je lui montre comment aérer la terre, elle râle mais s’applique. Peu à peu, les gestes reprennent leur complicité d’autrefois.
À midi, on s’assoit sur le banc sous le vieux cerisier.
« Tu sais… » dit-elle soudain, « j’ai toujours cru que maman t’aimait plus que moi. »
Je reste sans voix.
« C’est faux », je murmure enfin. « Elle t’aimait différemment… Elle disait que tu étais sa force tranquille. »
Élodie essuie une larme furtive.
« J’ai peur d’oublier son rire », avoue-t-elle.
Je prends sa main dans la mienne.
« Tant qu’on jardine ici… elle est un peu avec nous, non ? »
Le soleil perce les nuages et éclaire nos visages fatigués.
Ce soir-là, en arrosant nos deux parcelles côte à côte, je me demande : pourquoi laisse-t-on si facilement les blessures du passé empoisonner ce qui pourrait nous unir ? Est-ce vraiment la terre qui est stérile… ou nos cœurs ?