Entre Deux Feux : Le Poids des Attentes Familiales
— Tu ne peux pas tout abandonner comme ça, Élodie !
La voix de ma mère résonne dans l’entrée, tremblante, presque étranglée par l’angoisse. À côté d’elle, ma belle-mère, Madame Lefèvre, serre son sac à main contre elle comme si elle s’accrochait à une bouée de sauvetage. Elles sont là, toutes les deux, unies dans leur désespoir, venues me supplier de sauver ce qui, selon elles, peut encore l’être : mon mariage avec Paul.
Je reste figée, la main sur la poignée de la porte. J’ai envie de fuir, de disparaître dans la nuit froide de ce mois de février parisien. Mais je sens leur regard sur moi, lourd de reproches et d’attentes. Je les fais entrer, presque machinalement.
— Élodie, tu sais bien que tout le monde traverse des moments difficiles, commence ma mère, la voix basse. Tu n’as pas le droit de baisser les bras. Pense à Arthur…
Arthur. Mon fils de six ans. Le seul rayon de lumière dans cette maison devenue glaciale. Je sens mes yeux me brûler. Je m’assieds sur le canapé, les deux femmes s’installent en face de moi. Un silence pesant s’installe.
— Paul t’aime, tu le sais, intervient ma belle-mère d’une voix douce mais ferme. Il est maladroit, c’est vrai… Mais il a tellement changé depuis qu’il a perdu son travail. Il a besoin de toi.
Je ferme les yeux. Les souvenirs affluent : les disputes qui éclatent pour un rien, les silences lourds à table, la sensation d’étouffer chaque fois que je rentre chez moi. Paul n’est plus le même depuis des mois. Il s’est enfermé dans une colère sourde, il boit trop parfois, il me regarde à peine. Et moi… Moi je me suis perdue en essayant de le sauver.
— Et moi ? murmuré-je enfin. Qui pense à moi ?
Ma mère détourne les yeux. Je vois ses mains trembler sur ses genoux. Elle a toujours été forte, ma mère. Elle a élevé seule mes deux frères et moi après que mon père soit parti avec une autre femme. Elle a tout sacrifié pour nous offrir une vie décente dans notre petit appartement de Montreuil. Pour elle, on ne quitte pas un homme parce qu’il va mal. On serre les dents et on attend que ça passe.
— Tu es forte, Élodie, dit-elle d’une voix cassée. Tu as toujours été forte…
Je voudrais hurler que je n’en peux plus d’être forte. Que je suis fatiguée de porter le poids du monde sur mes épaules. Que chaque matin je me réveille avec une boule au ventre à l’idée de croiser le regard vide de Paul.
Ma belle-mère se penche vers moi :
— Je sais que ce n’est pas facile… Mais tu sais ce que c’est que d’être seule avec un enfant ? Tu veux vraiment qu’Arthur grandisse sans son père ?
Je sens la colère monter en moi.
— Ce n’est pas une question de vouloir ! Je ne veux pas qu’Arthur grandisse dans une maison où ses parents se détestent !
Ma voix tremble. Les larmes coulent enfin, incontrôlables. Ma mère se lève et vient s’asseoir à côté de moi. Elle me prend la main.
— On ne veut que ton bonheur…
Je ris nerveusement.
— Non… Vous voulez que je fasse ce qui vous rassure toutes les deux. Ce qui vous semble normal… Mais moi ? Moi je ne sais même plus ce que je veux !
Un silence gênant s’installe. Je sens leur impuissance, leur peur aussi : peur du scandale familial, peur du regard des voisins, peur de l’échec transmis comme une malédiction de mère en fille.
Je repense à la dernière dispute avec Paul. Il avait jeté un verre contre le mur en criant qu’il en avait marre de tout ça, que je ne comprenais rien à sa souffrance. J’avais eu peur pour Arthur qui dormait dans sa chambre… J’avais eu peur pour moi.
— Est-ce que vous savez ce que c’est que d’avoir peur chez soi ? demandé-je d’une voix blanche.
Ma mère blêmit. Ma belle-mère baisse les yeux.
— Paul n’a jamais été violent… tente-t-elle.
— Pas encore… Mais combien de temps avant qu’il ne le devienne ?
Je me lève brusquement.
— Je suis désolée… Je ne peux plus continuer comme ça. Je préfère être seule que mal accompagnée.
Ma mère se lève à son tour et me serre fort dans ses bras.
— Je t’aime, ma fille… Quoi que tu décides.
Sa voix est brisée mais sincère. Ma belle-mère essuie une larme discrète et hoche la tête.
— Je comprends… Je ne veux pas te perdre non plus.
Elles partent dans la nuit froide, laissant derrière elles un silence lourd mais aussi un étrange sentiment de soulagement.
Je m’assieds sur le canapé et regarde la photo de notre famille prise il y a trois ans à La Baule : nous sourions tous les trois, insouciants. Où est passée cette joie ?
Est-ce vraiment égoïste de choisir sa propre paix plutôt que de répondre aux attentes des autres ? Combien d’entre nous vivent encore pour satisfaire la peur ou la honte familiale ?