Je t’aime, mon fils… mais ma fille, je ne peux pas : Le boomerang de la vie à Lyon

« Tu ne comprends jamais rien, Camille ! » Ma voix résonne dans la cuisine, plus forte que je ne l’aurais voulu. Camille, ma fille de dix-neuf ans, me fixe avec ses yeux clairs, blessés, mais elle ne répond pas. Elle serre les poings sur la table, ses ongles s’enfonçant dans la paume de sa main. Je sens la colère monter en moi, cette colère sourde qui me submerge chaque fois qu’elle est là, chaque fois qu’elle respire trop fort ou qu’elle me contredit.

Je m’appelle Véronique. J’ai cinquante-deux ans et j’habite à Lyon, dans le quartier de la Croix-Rousse. Mon fils, Thomas, est mon soleil. Depuis qu’il est petit, il a toujours su comment me faire sourire : premier de la classe, poli, attentionné. Il a intégré Sciences Po Paris l’an dernier et chaque fois qu’il rentre à la maison, c’est comme si tout reprenait sens. Mais Camille… Camille est tout le contraire. Rebelle, artiste ratée selon moi, elle a arrêté la fac après un semestre d’histoire de l’art et passe ses journées à dessiner sur les murs de sa chambre ou à traîner avec ses amis dans les cafés du centre-ville.

Ce soir-là, après notre dispute, elle claque la porte et disparaît dans la nuit lyonnaise. Mon mari, Philippe, me lance un regard fatigué : « Tu pourrais faire un effort… » Je l’ignore. Pourquoi devrais-je faire un effort ? C’est elle qui refuse de s’intégrer, d’être comme son frère !

Les jours passent et Camille rentre de moins en moins souvent. Je commence à m’inquiéter, mais je refuse de l’avouer. Thomas m’appelle : « Maman, tu pourrais essayer de parler à Camille autrement ? Elle n’est pas comme moi… » Je sens une pointe de reproche dans sa voix. Je raccroche vite.

Un soir d’hiver, alors que la neige tombe sur les toits rouges de Lyon, Philippe rentre avec le visage grave. « Camille a eu un accident de scooter. Elle est à l’hôpital Édouard-Herriot. » Mon cœur s’arrête. Je cours à l’hôpital, le souffle court. Quand j’arrive dans sa chambre, elle dort. Son visage est pâle, fragile. Je m’assieds à côté d’elle et pour la première fois depuis des années, je pleure.

Les jours suivants sont un calvaire. Je reste près d’elle, je lui parle doucement quand elle se réveille. Elle me regarde sans expression : « Pourquoi tu es là ? Tu ne m’as jamais aimée… » Sa voix est froide comme la neige dehors. Je veux protester mais les mots restent coincés dans ma gorge.

Je rentre chez moi chaque soir en me demandant où j’ai échoué. Ma propre mère me disait toujours : « On aime tous ses enfants pareil. » Mais ce n’est pas vrai. J’ai préféré Thomas parce qu’il était facile à aimer. Camille me renvoyait mes propres failles : mon manque de courage, mes rêves abandonnés pour une vie rangée.

Un matin, alors que je prépare du café, Philippe me dit : « Tu sais… Camille a toujours cherché ton regard. Même petite, elle faisait tout pour te plaire. » Je sens une boule dans ma gorge. Je repense à tous ces dessins qu’elle m’apportait fièrement et que je rangeais sans les regarder vraiment.

À l’hôpital, je prends la main de Camille : « Je suis désolée… J’ai été injuste avec toi. » Elle détourne les yeux mais je vois une larme couler sur sa joue. Nous restons silencieuses longtemps.

Quand elle sort enfin de l’hôpital, elle ne revient pas à la maison. Elle s’installe chez une amie à Guillotière et coupe presque tout contact avec moi. Thomas tente d’arranger les choses mais rien n’y fait.

Les mois passent et le vide s’installe dans l’appartement familial. Thomas vient moins souvent ; Philippe s’enferme dans son bureau. Un soir, seule devant la fenêtre, je regarde les lumières de la ville et je me demande comment j’ai pu en arriver là.

Un jour, je reçois une lettre de Camille :

« Maman,
Je ne sais pas si tu comprendras un jour pourquoi j’ai choisi une autre voie que celle que tu voulais pour moi. J’aurais aimé que tu sois fière de moi pour ce que je suis et non pour ce que tu aurais voulu que je sois. Peut-être qu’un jour on arrivera à se parler vraiment.
Camille »

Je relis ces mots des dizaines de fois. La douleur est vive mais quelque chose change en moi. J’essaie de l’appeler ; elle ne répond pas.

Les années passent encore. Je croise parfois Camille dans les rues de Lyon : elle expose ses dessins dans une petite galerie du Vieux-Lyon. Elle ne me voit pas ou fait semblant de ne pas me voir. Thomas s’est marié et vit désormais à Paris ; il m’appelle rarement.

Aujourd’hui, je suis seule dans cet appartement trop grand. Je repense à tout ce que j’ai raté avec ma fille et je me demande si le boomerang de la vie n’est pas simplement le retour brutal de nos propres choix.

Ai-je le droit d’espérer un pardon ? Peut-on réparer ce qui a été brisé si longtemps ?