Entre Deux Mondes : Survivre aux Reproches de Maman

« Tu pourrais au moins passer me voir le dimanche, Camille ! » La voix de ma mère résonne dans le couloir, tranchante comme un couteau. Je viens à peine de poser mon sac sur la commode que déjà, elle m’accueille avec un reproche. Je ferme les yeux une seconde, inspire profondément. Je suis venue, non ? Mais pour elle, ce n’est jamais assez.

Depuis que Françoise a pris sa retraite, notre relation a changé. Avant, elle était prise par son travail à la mairie de Dijon, toujours affairée, toujours pressée. Maintenant, elle a du temps. Trop de temps. Et ce temps, elle le remplit avec ses inquiétudes pour moi, ses conseils non sollicités et surtout ses reproches. « Tu travailles trop, tu ne t’occupes pas assez des enfants, tu ne viens jamais me voir… » La liste est interminable.

Je m’assois dans la cuisine, le cœur lourd. Ma fille Lucie joue dans le salon avec son frère Paul. Ils rient, inconscients de la tension qui flotte dans l’air. Ma mère s’affaire autour de moi, pose une assiette de quiche sur la table. « Mange, tu es trop maigre », dit-elle en soupirant. Je n’ai pas faim. J’aimerais juste qu’elle me prenne dans ses bras et me dise qu’elle comprend combien c’est difficile d’être à la fois mère, fille, salariée… Mais non. Chez nous, on ne parle pas de ce qu’on ressent. On se critique, on se juge, on se compare.

« Tu sais, quand j’avais ton âge, je faisais tout toute seule », commence-t-elle. Je serre les dents. Je connais cette histoire par cœur : comment elle a élevé mes frères et moi sans jamais se plaindre, comment elle a tout sacrifié pour nous. Mais moi ? Ai-je le droit d’être fatiguée ? D’avoir envie d’autre chose ?

« Maman, je fais ce que je peux », dis-je d’une voix lasse.

Elle s’arrête soudain, me regarde droit dans les yeux. « Ce n’est pas assez », murmure-t-elle.

Je sens les larmes monter mais je refuse de pleurer devant elle. Je me lève brusquement et sors sur le balcon. L’air frais me fouette le visage. J’entends Lucie demander : « Maman, pourquoi mamie est fâchée ? »

Je voudrais lui répondre que mamie n’est pas fâchée contre elle, mais contre la vie qui passe trop vite, contre la solitude qui l’étouffe depuis que papa est parti il y a dix ans. Mais comment expliquer cela à une enfant de six ans ?

Le soir venu, je rentre chez moi avec les enfants. Dans la voiture, Paul me demande : « Tu es triste ? » Je souris faiblement dans le rétroviseur. « Non mon chéri, maman est juste fatiguée. »

Mais la vérité, c’est que je suis épuisée. Épuisée par cette culpabilité qui me ronge chaque fois que je choisis mon propre bien-être au lieu de celui de ma mère. Épuisée par cette impression d’être toujours en faute.

À la maison, je m’effondre sur le canapé. Mon mari Julien me regarde avec inquiétude.

— Encore une mauvaise journée avec ta mère ?
— Elle ne comprend pas… Elle croit que je l’abandonne si je ne suis pas là chaque semaine.
— Tu as le droit de penser à toi aussi.

Mais comment faire comprendre cela à ma mère ? Pour elle, l’amour se mesure au temps passé ensemble, aux sacrifices consentis. Pour moi, l’amour c’est aussi savoir poser des limites.

Les semaines passent et rien ne change. Les reproches continuent. Un dimanche matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, mon téléphone sonne. C’est elle.

— Camille, tu ne viens pas aujourd’hui ?
— Maman… j’ai besoin de souffler un peu ce week-end.
— Tu préfères rester chez toi plutôt que de voir ta propre mère ?

Sa voix tremble. Je sens qu’elle va pleurer. Et moi aussi.

— Ce n’est pas ça… J’ai juste besoin d’un peu de temps pour moi.
— Tu verras quand je ne serai plus là…

La menace plane comme une ombre sur mon cœur.

Ce soir-là, je décide d’écrire une lettre à ma mère. Je lui explique tout : ma fatigue, ma peur de ne jamais être à la hauteur, mon besoin d’exister en dehors du rôle de fille parfaite. Je ne sais pas si j’aurai le courage de lui donner cette lettre un jour.

Quelques jours plus tard, alors que je passe chez elle pour lui apporter des courses, elle me regarde longuement avant de dire :

— Tu sais Camille… Je suis désolée si je t’en demande trop parfois. C’est juste que tu es tout ce qui me reste.

Je sens mon cœur se serrer. Pour la première fois depuis longtemps, je vois la fragilité derrière ses reproches.

Je m’approche et la prends dans mes bras.

— On va trouver un équilibre toutes les deux… D’accord ?

Elle hoche la tête en silence.

Ce soir-là, en rentrant chez moi, je repense à tout ce que nous venons de traverser. Est-ce qu’on peut vraiment aimer sans se perdre soi-même ? Est-ce qu’on peut être une bonne fille sans s’oublier ?

Et vous… avez-vous déjà eu l’impression d’être déchiré entre votre famille et votre propre bonheur ?