Quand le téléphone sonne et fait mal : Histoire d’une mère lyonnaise et de sa fille éloignée
— « Maman, tu peux m’avancer 200 euros ce mois-ci ? »
La voix de Camille résonne dans le combiné, tremblante mais déterminée. Mon cœur se serre. Je suis assise dans la cuisine, la lumière du matin glisse sur la table en formica, et je sens déjà la migraine pointer. François, mon mari, lit Le Progrès à l’autre bout de la pièce, mais je sais qu’il écoute chaque mot. Il ne dit rien, mais ses sourcils froncés parlent pour lui.
Je ferme les yeux une seconde. Je voudrais tant que Camille m’appelle pour me raconter sa journée à Paris, ses études de droit, ses amis… Mais non. Depuis deux ans, chaque appel est une demande. D’argent, d’aide, d’un service. Jamais un « Comment ça va, maman ? » sincère. Je me sens vidée, utilisée. Pourtant, je ne peux pas lui dire non. C’est ma fille.
— « Camille, tu sais que ce n’est pas facile pour nous en ce moment… »
Elle soupire. Je l’imagine rouler des yeux dans son petit studio du 18ème arrondissement. Elle a toujours été fière, indépendante — du moins le croyais-je.
— « Oui mais papa a eu sa prime, non ? Et puis vous n’avez que moi à aider… »
Je sens la colère monter en moi. Nous avons aussi Paul, son frère cadet, qui galère à Lyon avec son alternance. Mais Paul n’appelle jamais pour demander de l’argent. Il passe parfois le dimanche, partage un café, aide François à bricoler. Camille, elle, s’est éloignée depuis qu’elle a quitté la maison.
Après avoir raccroché, je reste là, le téléphone à la main. François me regarde enfin.
— « Tu vas encore céder ? »
Je hausse les épaules. Je ne sais plus quoi faire. Si je refuse, j’ai peur qu’elle coupe tout contact. Si j’accepte, je me sens complice de son irresponsabilité.
Le soir même, je relis les messages de Camille sur mon portable : « Tu as fait le virement ? », « J’ai besoin d’un peu plus ce mois-ci », « Tu comprends pas ma vie ici ». Aucun mot tendre. Je repense à quand elle était petite, quand elle se blottissait contre moi après un cauchemar. Où est passée cette complicité ?
François tente de me rassurer :
— « Elle finira par comprendre… Il faut qu’elle grandisse. »
Mais je sens qu’il m’en veut aussi. Il pense que je suis trop faible, trop maternelle. Il ne comprend pas cette peur viscérale de perdre ma fille.
Les semaines passent. Camille ne vient pas pour Noël cette année. Elle a « trop de travail », dit-elle. J’emballe quand même un cadeau pour elle : un pull tricoté main, comme autrefois. Je l’envoie par la poste avec une carte : « On t’aime fort ». Elle répond par un SMS laconique : « Merci maman ». Rien de plus.
Un soir de janvier, Paul rentre dîner à la maison. Il sent la tension dans l’air.
— « Toujours pas de nouvelles de Camille ? »
Je secoue la tête. Paul soupire.
— « Tu sais maman… Peut-être qu’il faut lui dire stop. Elle reviendra quand elle sera prête. »
Mais comment dire stop à son propre enfant ? Comment accepter que l’amour maternel ne suffit plus ?
Un dimanche matin, alors que je range la chambre de Camille — toujours intacte depuis son départ — je tombe sur un vieux carnet à spirales. À l’intérieur, des dessins d’enfance, des mots doux : « Maman je t’aime », « Tu es la meilleure ». Les larmes me montent aux yeux.
Je décide alors d’écrire une lettre à Camille. Pas pour lui demander des comptes ou lui faire des reproches. Juste pour lui dire ce que je ressens.
« Ma chérie,
Je t’aime plus que tout au monde. Mais j’ai mal quand j’ai l’impression que tu ne me vois plus comme ta maman mais comme un distributeur automatique. J’aimerais tant retrouver nos discussions d’avant, nos rires partagés… Je serai toujours là pour toi, mais j’ai besoin que tu sois là aussi pour moi parfois.
Maman »
Je poste la lettre sans trop y croire.
Les jours passent sans réponse. Puis un soir, le téléphone sonne. C’est Camille.
— « Maman… J’ai reçu ta lettre… »
Sa voix est hésitante.
— « Je suis désolée si je t’ai blessée… J’ai eu du mal ici… Je voulais pas t’inquiéter… »
Pour la première fois depuis longtemps, elle pleure au téléphone. Je pleure aussi.
Ce soir-là, François me serre dans ses bras plus fort que d’habitude. Paul nous rejoint au salon et propose qu’on invite Camille à passer un week-end à Lyon.
Rien n’est réglé d’un coup de baguette magique. Mais ce soir-là, j’ai senti une brèche s’ouvrir dans le mur qui nous séparait.
Est-ce que l’amour maternel doit tout accepter ? Où est la limite entre aider et se perdre soi-même ? Vous aussi, avez-vous déjà ressenti cette douleur mêlée d’espoir quand le téléphone sonne ?