Le poids de l’amour : Quand aider devient nuire
« Tu ne comprends rien, maman ! » Thomas claque la porte de sa chambre si fort que les cadres sur le mur tremblent. Je reste figée dans le couloir, la main encore tendue, le cœur battant trop vite. C’est la troisième fois cette semaine que notre dispute éclate ainsi. Je me demande, les larmes aux yeux : où ai-je échoué ?
Depuis la mort de son père, il y a cinq ans, Thomas est resté avec moi dans notre petit appartement du quartier de la Croix-Rousse à Lyon. Il avait vingt ans à l’époque, des rêves plein la tête. Mais la vie s’est arrêtée pour lui ce jour-là. J’ai tout fait pour le protéger, pour qu’il ne sombre pas. J’ai accepté qu’il arrête ses études, qu’il prenne du temps pour lui. Je lui ai préparé ses repas préférés, lavé son linge, payé ses factures. Je croyais bien faire.
Mais aujourd’hui, à vingt-cinq ans, Thomas ne travaille pas. Il passe ses journées devant son ordinateur, à jouer ou à regarder des séries. Il ne sort presque plus. Parfois, il me parle avec tendresse, comme avant. Mais le plus souvent, il m’évite ou me reproche tout : d’être trop présente, trop envahissante, trop inquiète.
« Tu veux que je fasse quoi ? Que je parte ? Que je crève ? » m’a-t-il lancé hier soir alors que je lui demandais s’il avait pensé à postuler pour ce poste à la mairie dont parlait sa cousine Camille.
Je n’ai pas su quoi répondre. Mon ventre s’est noué. J’ai pensé à mon propre père, qui m’avait appris la rigueur et l’autonomie. Mais moi, je n’ai jamais su dire non à Thomas. Peut-être parce qu’il est mon unique enfant. Peut-être parce que j’ai peur de rester seule.
Ce matin-là, j’ai appelé ma sœur, Hélène. Elle vit à Villeurbanne avec son mari et ses deux filles. « Tu dois le pousser dehors », m’a-t-elle dit sans détour. « Il ne grandira jamais si tu continues comme ça. »
Mais comment faire ? Chaque fois que j’essaie de mettre des limites, Thomas se referme ou explose. La dernière fois que j’ai coupé le wifi pour qu’il sorte un peu, il a disparu toute une nuit. J’ai cru devenir folle d’angoisse.
À midi, alors que je prépare une quiche lorraine – son plat préféré –, Thomas sort enfin de sa chambre. Il a les yeux cernés, la barbe en bataille.
— Tu veux manger ?
Il hausse les épaules.
— J’ai pas faim.
Je pose la quiche sur la table en silence. J’aimerais lui dire que je l’aime, que je veux juste son bonheur. Mais les mots restent coincés dans ma gorge.
— Tu sais, Camille m’a dit qu’ils cherchaient encore quelqu’un à la mairie…
Il me coupe :
— Arrête avec ça ! Tu comprends pas que j’en ai marre ? T’es toujours sur mon dos !
Je sens la colère monter en moi.
— Et toi, tu crois que c’est facile ? Tu crois que j’aime te voir dépérir ici ? Tu crois que ça me fait plaisir de te voir tourner en rond comme un lion en cage ?
Il me regarde enfin, les yeux brillants de rage ou de tristesse – je ne sais plus.
— T’as qu’à me foutre dehors alors !
Un silence lourd tombe entre nous. J’ai envie de hurler, de pleurer, de tout casser. Mais je me retiens. Je repense à Hélène : « Il faut qu’il parte. »
Le soir venu, je m’assois seule sur le canapé, la télévision allumée sans le son. Je repense à toutes ces années où j’ai cru bien faire. À toutes ces fois où j’ai choisi pour lui, décidé pour lui, aimé pour deux.
Je me souviens de ce jour où il est rentré du lycée avec un sourire immense parce qu’il avait eu 18 en philo. De nos vacances à Arcachon quand il avait huit ans et qu’il voulait devenir marin. Où est passé ce garçon plein de vie ? Est-ce moi qui l’ai étouffé ?
Le lendemain matin, je frappe doucement à sa porte.
— Thomas… On peut parler ?
Il ne répond pas tout de suite. Puis il entrouvre la porte.
— Quoi ?
Je prends une grande inspiration.
— Je crois qu’on doit changer quelque chose… tous les deux. Je t’aime plus que tout au monde mais… je crois que je t’empêche d’avancer.
Il baisse les yeux.
— Tu veux que je parte ?
— Non… Je veux qu’on trouve une solution ensemble. Peut-être voir quelqu’un… un psy ? Ou…
Il soupire.
— J’sais pas si ça servira à quelque chose.
— On peut essayer… Pour nous deux.
Il referme la porte sans un mot. Mais ce soir-là, il vient s’asseoir près de moi sur le canapé.
— Maman… T’as raison. J’suis paumé. J’sais pas comment faire sans toi…
Je prends sa main dans la mienne.
— On va apprendre ensemble.
Les jours suivants sont difficiles. Thomas accepte d’aller voir un psychologue du quartier avec moi. Les séances sont éprouvantes ; il m’accuse parfois d’avoir tout contrôlé dans sa vie, puis il s’effondre en larmes en disant qu’il a peur d’échouer dehors.
De mon côté, j’apprends à lâcher prise : je ne fais plus son linge, je ne cuisine plus systématiquement pour lui. Je lui propose de partager les frais du foyer s’il trouve un petit boulot – même quelques heures par semaine.
Petit à petit, Thomas commence à sortir davantage. Il retrouve un ancien copain du lycée, Maxime, qui travaille dans une librairie du centre-ville. Un jour, il rentre avec un sourire timide :
— Maxime m’a proposé un mi-temps à la librairie… J’vais essayer.
Mon cœur explose de fierté et d’inquiétude mêlées.
Aujourd’hui encore, rien n’est gagné. Parfois Thomas retombe dans ses travers ; parfois je suis tentée de reprendre tout en main. Mais on avance ensemble, maladroitement mais sincèrement.
Parfois je me demande : ai-je trop aimé mon fils ? Ou bien n’ai-je pas su aimer autrement ? Est-ce vraiment possible d’aider sans nuire ? Qu’en pensez-vous vous-mêmes ?