Entre l’Amour et le Devoir : Le Prix du Sang
« Tu ne comprends donc pas, Julien ? C’est ma mère ! » Ma voix tremble, résonnant dans la cuisine où la lumière blafarde accentue nos visages fatigués. Julien, les bras croisés, me fixe avec cette froideur nouvelle qui me glace le sang. « Camille, je ne vais pas souffrir à cause des problèmes d’argent de tes parents. Ce n’est pas mon combat. »
Je reste figée, la gorge serrée. Les mots tournent dans ma tête comme un orage. Ce n’est pas son combat ? Comment peut-il dire ça ? Ma mère, Monique, a toujours été là pour moi. Après la mort de papa, c’est elle qui s’est sacrifiée pour que je fasse mes études à Lyon. Et maintenant qu’elle est malade, que l’hôpital Edouard-Herriot réclame une somme astronomique pour l’opération du cœur, je devrais détourner le regard ?
Je me revois, petite fille, blottie contre elle dans notre modeste appartement de Villeurbanne. Elle me racontait des histoires pour m’endormir, cachant ses larmes quand elle pensait que je dormais déjà. Aujourd’hui, c’est à mon tour de prendre soin d’elle. Mais Julien…
« On a à peine de quoi finir le mois ! » poursuit-il, sa voix montant d’un cran. « Tu veux qu’on vende la voiture ? Qu’on arrête nos vacances ? Qu’on sacrifie tout ce qu’on a construit ? »
Je sens la colère monter en moi. « Ce qu’on a construit ? Tu parles de quoi ? D’un canapé Ikea et d’une Clio d’occasion ? Ma mère risque de mourir, Julien ! »
Il détourne les yeux, mal à l’aise. Je sais qu’il n’a jamais eu une relation facile avec ses propres parents, froids et distants. Mais pourquoi m’enfermer dans sa logique égoïste ?
Le lendemain matin, je prends le train pour Villeurbanne. Dans le wagon, je relis le devis de l’hôpital : 12 000 euros. Une somme impossible pour moi seule. Je pense à demander un prêt à la banque, mais mon salaire d’institutrice ne suffira jamais.
À l’hôpital, maman me sourit faiblement. « Ne t’inquiète pas pour moi, ma chérie. Je suis déjà chanceuse de t’avoir… »
Je ravale mes larmes. « On va trouver une solution, maman. Je te le promets. »
Le soir même, je lance une cagnotte en ligne. J’écris un texte sincère : « Ma mère a toujours aidé les autres, aujourd’hui c’est elle qui a besoin de vous… » Les premiers dons arrivent : ma cousine Sophie, mon collègue Paul… Mais la somme reste dérisoire.
Julien m’appelle : « Tu comptes vraiment laver notre linge sale en public ? Tu n’as pas honte ? »
Je sens la honte monter, mais aussi une force nouvelle. « J’ai honte de rien. J’ai honte que tu refuses d’aider la femme qui m’a élevée. »
Les jours passent. Les tensions s’accumulent à la maison. Je dors mal, je mange à peine. Julien s’enferme dans son bureau, évite mon regard. Un soir, il rentre plus tard que d’habitude et pose une enveloppe sur la table.
« Voilà ce que je peux donner. Pas plus. Après ça, c’est fini. »
Je regarde les billets : 500 euros. Un geste dérisoire face à l’océan de dettes qui m’attend.
La famille se divise : mon frère Pierre m’accuse de vouloir jouer les héroïnes ; ma tante Lucie me reproche de ne pas avoir anticipé ; même ma meilleure amie Claire me dit en soupirant : « Tu ne peux pas tout porter sur tes épaules… »
Mais comment faire autrement ? Comment choisir entre l’amour filial et la survie de mon couple ?
Un soir d’orage, alors que la pluie martèle les vitres et que je me sens au bord du gouffre, maman m’appelle en pleurs : « Ils veulent me transférer si on ne paie pas l’acompte demain… »
Je craque. Je fonds en larmes sur le carrelage froid de la salle de bain. Julien frappe à la porte : « Camille… Tu vas te rendre malade… »
Je sors enfin, les yeux rougis : « Dis-moi franchement, Julien… Si c’était ta mère ? »
Il baisse la tête, incapable de répondre.
Le lendemain matin, je prends une décision radicale : je vends mes bijoux de famille et contracte un prêt à la consommation malgré les taux exorbitants. J’envoie l’argent à l’hôpital.
Maman est opérée deux jours plus tard. L’opération se passe bien.
Mais entre Julien et moi, un mur s’est dressé. Il ne comprend pas mon choix ; je ne comprends pas son absence d’empathie.
Un soir, alors que nous dînons en silence, il lâche : « Tu as choisi ta famille contre la nôtre… »
Je le regarde longtemps avant de répondre : « Ma famille n’a jamais été un choix pour moi. C’est une évidence. »
Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison de tout sacrifier pour ma mère ? Peut-on vraiment aimer sans condition… ou faut-il parfois choisir entre ceux qu’on aime ? Qu’auriez-vous fait à ma place ?