Sous le poids des rumeurs : Comment ma tante a failli briser notre famille

— Tu n’as pas honte, Camille ? Après tout ce que ta tante Sylvie a fait pour vous, voilà comment tu la remercies ?

La voix de ma mère résonne encore dans la cuisine, ce matin-là. Je serre la tasse de café entre mes mains tremblantes, cherchant mes mots. Hugo, mon frère, me lance un regard inquiet. Il sait que je suis à deux doigts de craquer.

— Maman, tu sais très bien que ce n’est pas vrai… On n’a jamais refusé d’aider qui que ce soit !

Mais elle détourne les yeux. Depuis quelques semaines, tout le village de Saint-Aubin bruisse de rumeurs. Ma tante Sylvie, toujours prompte à se mêler des affaires des autres, a raconté à qui voulait l’entendre qu’Hugo et moi étions devenus « trop fiers » depuis que notre petite entreprise de confitures artisanales commençait à marcher. Selon elle, nous refusions désormais d’aider la famille, trop occupés à compter nos sous et à rêver d’acheter une maison.

La vérité ? Nous travaillons seize heures par jour pour faire tourner notre atelier. Nous avons vendu la vieille voiture de papa pour acheter nos premières marmites. Nous avons refusé des vacances, des sorties, des plaisirs simples. Mais ça, personne ne veut l’entendre.

— Tu sais comment est Sylvie, souffle Hugo en rangeant les pots sur l’étagère. Elle ne supporte pas de ne plus être au centre de tout.

Je hoche la tête, mais la colère monte. Depuis que papa est parti il y a trois ans, c’est moi qui tiens la maison avec Hugo. Maman, épuisée par son travail à l’EHPAD du village, n’a plus la force de se battre contre les ragots. Et Sylvie… Sylvie a toujours eu le don de retourner les gens contre nous dès qu’elle se sentait menacée.

Le soir même, alors que nous emballons les commandes pour le marché du dimanche, le téléphone sonne. C’est mon cousin Thomas.

— Camille… Je voulais juste te dire que je ne crois pas un mot de ce que raconte maman. Mais tu sais comment elle est… Elle s’est disputée avec papa hier soir à cause de vous. Elle dit que vous ne pensez qu’à l’argent.

Je sens mes yeux me brûler. Thomas a toujours été comme un frère pour moi. Entendre qu’il doit choisir entre sa mère et nous me fend le cœur.

— Merci Thomas… Je t’assure qu’on fait tout ce qu’on peut. On voulait juste acheter une maison pour que maman ait enfin une chambre à elle…

Le silence au bout du fil me dit tout. Même lui ne sait plus quoi croire.

Les jours passent et la tension monte. Au marché, certains clients habituels évitent notre stand. D’autres nous lancent des regards en coin ou murmurent entre eux. Un matin, Madame Dupuis, la boulangère, me glisse à voix basse :

— Vous savez, Camille, les gens parlent… Mais moi je vous crois. Il faut du courage pour monter sa boîte aujourd’hui.

Je souris faiblement. Mais au fond de moi, je me sens seule contre tous.

Un dimanche soir, alors que je rentre épuisée du marché, je trouve maman en larmes dans le salon. Hugo est debout devant elle, les poings serrés.

— Sylvie est passée tout à l’heure… Elle a dit que vous alliez vendre la maison familiale pour acheter votre « palace »… Que vous alliez laisser tout le monde sur le carreau…

Je m’effondre sur le canapé.

— Mais c’est faux ! On voulait juste acheter une petite maison à côté de l’atelier pour être plus proches du travail…

Maman secoue la tête.

— Je ne sais plus quoi penser… J’ai l’impression que tout le monde me juge…

Ce soir-là, Hugo et moi prenons une décision : il faut parler à Sylvie. Mettre les choses à plat une bonne fois pour toutes.

Le lendemain matin, nous sonnons chez elle. Elle ouvre la porte avec son éternel sourire pincé.

— Ah ! Les stars du village ! Vous venez m’annoncer votre déménagement à Paris ?

Hugo serre les dents.

— Arrête tes bêtises, Sylvie. Pourquoi tu racontes partout qu’on veut laisser tomber la famille ?

Elle hausse les épaules.

— Je dis juste ce que je vois… Depuis que vous avez votre entreprise, vous ne venez plus aux repas de famille, vous ne proposez plus d’aider pour les travaux…

Je sens la colère monter.

— Tu sais très bien pourquoi ! On travaille tout le temps ! On fait ça pour maman… Pour qu’elle ait enfin un peu de répit !

Sylvie me fixe longuement. Derrière son masque d’assurance, je devine une pointe de jalousie.

— Tout le monde n’a pas votre chance… Moi aussi j’aurais aimé monter quelque chose avec mes enfants…

Un silence lourd s’installe. Pour la première fois, je comprends que ses attaques viennent peut-être d’une blessure plus profonde.

— Tu aurais pu nous en parler… On aurait pu t’aider aussi…

Elle détourne les yeux.

— Ce n’est pas pareil…

Nous repartons sans avoir vraiment réglé quoi que ce soit. Mais au moins, les choses ont été dites.

Les semaines suivantes sont difficiles. Mais peu à peu, certains membres de la famille reviennent vers nous. Thomas vient nous aider à l’atelier le samedi matin. Maman retrouve le sourire en voyant notre projet avancer. Et même Sylvie finit par passer nous voir au marché — sans un mot sur l’argent ou la maison.

Le jour où nous signons enfin pour notre petite maison près de l’atelier, je sens un poids s’envoler de mes épaules. Nous invitons toute la famille pour une pendaison de crémaillère modeste mais chaleureuse. Sylvie apporte une tarte aux pommes et s’assoit près de maman en riant doucement.

Ce soir-là, alors que je regarde Hugo trinquer avec Thomas sous les guirlandes lumineuses du jardin, je me demande : pourquoi est-ce si difficile d’être soudés quand on réussit ? Pourquoi la jalousie prend-elle si vite le dessus sur la fierté et l’amour ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner à ceux qui ont failli nous briser ?

Et vous, avez-vous déjà été blessés par ceux qui auraient dû vous soutenir ?