L’amour après soixante ans : Comment je suis devenue « la vieille naïve » aux yeux de mon fils

— Tu ne vas quand même pas me dire que tu es amoureuse, maman ? À ton âge ?

La voix de Julien résonne encore dans ma tête, sèche, tranchante, presque cruelle. J’ai soixante-deux ans, et ce soir-là, dans la cuisine de mon petit appartement à Nantes, je me suis sentie plus vieille que jamais. Pourtant, quelques semaines plus tôt, je me croyais encore capable de tout recommencer.

C’était un jeudi pluvieux de mars. J’attendais le bus pour aller au marché, quand un homme m’a abordée. Il s’appelait Gérard. Il avait ce sourire timide, un peu gauche, qui m’a rappelé les premiers émois de ma jeunesse. Nous avons parlé de tout et de rien : du prix des tomates, de la pluie qui n’en finissait pas, des souvenirs d’enfance à la campagne. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai ri comme une gamine. Depuis la mort de mon mari, il y a dix ans, je n’avais plus ri ainsi.

Gérard m’a invitée à prendre un café. J’ai hésité, puis j’ai accepté. Ce fut le début d’une histoire inattendue. Nous nous sommes revus, d’abord par hasard, puis par envie. Il m’a offert des fleurs, il m’a raconté ses voyages en Bretagne, il m’a écoutée parler de mes petits-enfants avec une attention sincère. Je me suis surprise à attendre ses messages, à guetter son appel. J’avais l’impression de revivre.

Mais comment annoncer cela à mon fils ? Julien a toujours été protecteur, parfois trop. Depuis qu’il a perdu son père jeune, il s’est cru responsable de moi. Je savais qu’il aurait du mal à comprendre. Pourtant, un dimanche midi, alors que je préparais son plat préféré — le gratin dauphinois — j’ai pris mon courage à deux mains.

— Julien… Il faut que je te dise quelque chose. J’ai rencontré quelqu’un.

Il a posé sa fourchette, les yeux écarquillés.

— Tu plaisantes ?

— Non. Il s’appelle Gérard. Il est gentil…

— Mais enfin maman ! Tu ne vas pas te faire avoir comme une gamine ! Tu as vu ton âge ? Les gens vont se moquer de toi !

J’ai senti mes joues brûler. J’aurais voulu disparaître sous la table. Mais j’ai tenu bon.

— Je ne suis pas morte, Julien. J’ai encore le droit d’être heureuse.

Il a haussé le ton :

— Tu es naïve ! Tu crois vraiment qu’un homme s’intéresse à toi pour autre chose que ton argent ou ta faiblesse ?

Ses mots m’ont transpercée. J’ai passé la nuit à pleurer dans mon lit, me demandant si j’étais vraiment ridicule. Le lendemain, j’ai failli tout arrêter avec Gérard. Mais il a deviné ma tristesse.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

Je lui ai tout raconté. Il a pris ma main dans la sienne.

— Tu sais, moi aussi mes enfants me regardent bizarrement depuis que je t’ai rencontrée. Ils pensent que je devrais me contenter de regarder la télé et de jardiner… Mais on n’est pas morts ! On a le droit d’aimer encore.

Ses mots m’ont réchauffée comme un rayon de soleil en hiver. Nous avons décidé d’affronter nos familles ensemble.

Les semaines suivantes ont été difficiles. Ma belle-fille m’a appelée pour « discuter » :

— Vous ne pensez pas que vous mettez Julien dans une situation délicate ? Les voisins parlent…

Même ma sœur, Odile, m’a sermonnée :

— À ton âge, on ne pense plus à ces choses-là ! Pense à ta dignité !

Mais chaque fois que je voyais Gérard, je retrouvais le sourire. Nous allions au cinéma, nous faisions des balades sur les bords de l’Erdre, nous partagions des souvenirs et des rêves simples : voyager en Corse, apprendre la poterie…

Un soir d’été, alors que nous pique-niquions sur une couverture au parc de Procé, Gérard m’a regardée droit dans les yeux :

— Est-ce que tu regrettes ?

J’ai secoué la tête.

— Non. Même si c’est difficile avec Julien… Je n’ai jamais été aussi vivante.

Mais la tension avec mon fils ne faisait qu’augmenter. Il a cessé de venir me voir. Mes petits-enfants me manquaient terriblement. Un jour, j’ai reçu un message sec :

« Tant que tu continues cette histoire ridicule, ne compte pas sur moi pour faire semblant devant les enfants. »

J’ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Gérard voulait me consoler mais rien n’y faisait : la culpabilité me rongeait.

J’ai alors écrit une lettre à Julien :

« Mon fils,
Je comprends ta colère et tes peurs. Mais je ne peux plus vivre uniquement pour les autres. J’ai passé ma vie à vous protéger, à vous aimer sans compter. Aujourd’hui, j’ai besoin d’exister pour moi aussi. Gérard ne remplace personne ; il m’aide simplement à retrouver le goût du bonheur.
Je t’aime plus que tout mais je ne peux pas renoncer à ce qui me rend vivante.
Ta maman »

Je n’ai pas eu de réponse tout de suite. Les jours ont passé, lourds et silencieux. Puis un matin d’automne, Julien est venu frapper à ma porte.

— Maman… Je suis désolé. J’ai eu peur de te perdre… Peur que tu changes… Mais si tu es heureuse… alors c’est tout ce qui compte.

Nous avons pleuré ensemble longtemps dans l’entrée.

Aujourd’hui encore, tout n’est pas parfait. Les regards des voisins sont parfois lourds ; certains amis se sont éloignés. Mais j’avance la tête haute avec Gérard à mes côtés et Julien qui revient petit à petit vers moi.

Est-ce si honteux d’aimer après soixante ans ? Pourquoi la société voudrait-elle nous enfermer dans la solitude sous prétexte que nos cheveux blanchissent ? N’avons-nous pas tous droit au bonheur jusqu’au dernier souffle ?