Tout lui donner, tout perdre : Histoire d’une trahison amicale

« Tu me voles, Camille ? » Ma voix tremble, résonne dans la cuisine silencieuse. Je serre la lettre de la banque dans ma main moite, le cœur battant si fort que j’ai l’impression qu’il va exploser. Camille, assise en face de moi, détourne les yeux, joue nerveusement avec la manche de son pull. Je la connais par cœur, chaque tic, chaque silence. Mais ce soir, je ne reconnais plus rien.

Je m’appelle Élodie. J’ai trente-cinq ans et je vis à Lyon. Depuis le collège, Camille est mon pilier, ma confidente, ma famille choisie. On a tout partagé : les premiers amours, les galères d’étudiantes, les fous rires jusqu’à en pleurer dans le métro. Quand mes parents sont morts dans cet accident de voiture, c’est elle qui m’a portée à bout de bras. Je croyais que rien ne pourrait jamais briser ce lien.

Mais il y a trois semaines, tout a basculé. J’ai perdu mon travail à la librairie du quartier – licenciement économique, comme on dit. Les factures se sont accumulées. J’ai demandé à Camille si elle pouvait m’avancer un peu d’argent pour le loyer. Elle a accepté sans hésiter, comme toujours. Mais ce matin-là, en ouvrant mon compte, j’ai vu des virements étranges, des paiements que je n’avais jamais faits. J’ai cru à une erreur de la banque. Puis j’ai reconnu son nom sur un virement : Camille Dufour.

Je me suis sentie glacée, trahie dans ma propre maison. J’ai fouillé dans mes papiers, retrouvé d’autres traces : des chèques signés à mon insu, des petits retraits réguliers depuis des mois. Comment avais-je pu ne rien voir ?

Ce soir-là, je l’ai invitée à dîner comme si de rien n’était. J’ai préparé son plat préféré – gratin dauphinois – et ouvert une bouteille de vin rouge. Elle est arrivée souriante, insouciante, comme si tout était normal. Mais moi, j’avais le cœur en miettes.

« Pourquoi tu as fait ça ? » Ma voix se brise.

Camille se lève brusquement, fait les cent pas dans la cuisine minuscule. « Tu ne comprends pas… J’étais dans la merde, Élodie ! Mon frère a eu des problèmes avec des types pas nets… J’ai paniqué… »

Je la regarde, sidérée. « Et tu as préféré me voler ? Plutôt que de me parler ? »

Elle s’effondre sur une chaise, les larmes aux yeux. « Je voulais te protéger… Je pensais que je pourrais tout remettre avant que tu t’en rendes compte… »

Je ris nerveusement. « Me protéger ? Tu m’as laissée croire que je devenais folle ! »

Le silence s’installe, lourd comme une chape de plomb. Je repense à toutes ces fois où elle m’a dit qu’elle m’aimait comme une sœur. À toutes ces nuits où on s’est promis qu’on ne se trahirait jamais.

Les jours suivants sont un enfer. Je dors mal, je mange à peine. Ma sœur biologique, Claire, débarque chez moi un matin : « Tu fais une tête d’enterrement… Qu’est-ce qui se passe ? » Je lui raconte tout, en pleurant comme une gamine. Elle serre ma main : « Tu dois porter plainte, Élodie. Ce qu’elle t’a fait est grave. »

Mais comment dénoncer celle qui a été toute ma vie ? Comment expliquer à mes amis communs que Camille n’est plus la personne qu’ils croient connaître ?

Je reçois des messages d’elle tous les jours : « Pardonne-moi… Je t’en supplie… » Mais je ne réponds pas. Je me sens vide, trahie jusque dans ma chair.

Un soir, je croise sa mère au marché Saint-Antoine. Elle me prend dans ses bras : « Je suis désolée pour ce que Camille t’a fait… Elle n’est plus elle-même depuis la mort de son père… » Je sens la colère monter en moi : pourquoi est-ce toujours à moi de comprendre ? De pardonner ?

Je commence à voir un psy – Dr Lefèvre – qui m’aide à mettre des mots sur ce que je ressens : « Vous avez le droit d’être en colère, Élodie. La trahison d’un ami est parfois plus douloureuse que celle d’un amant ou d’un parent. »

Petit à petit, j’apprends à vivre sans elle. Je retrouve du travail dans une petite librairie indépendante du Vieux Lyon. Claire vient souvent dîner chez moi ; on rit à nouveau, timidement d’abord, puis franchement.

Mais il y a toujours ce vide immense quand je passe devant notre café préféré ou quand j’entends une chanson qu’on aimait toutes les deux.

Un jour, Camille m’attend devant chez moi. Elle a maigri, ses yeux sont cernés. « Je comprends si tu ne veux plus jamais me voir… Mais je voulais te dire que j’ai tout remboursé à la banque… Et que je vais me faire soigner… »

Je la regarde longtemps sans rien dire. J’aimerais hurler, pleurer ou la prendre dans mes bras – mais je ne ressens plus rien.

Aujourd’hui encore, je me demande : comment peut-on survivre à la trahison de celle qu’on aime comme une sœur ? Est-ce qu’on peut vraiment pardonner l’impardonnable ?

Et vous, qu’auriez-vous fait à ma place ?