Mon fils, son épouse et le poids du silence
— Antoine, tu comptes aussi faire la vaisselle ou tu veux que je m’en occupe ?
La voix de Camille résonne dans le couloir, sèche, tranchante. Je suis venue déposer un gâteau pour leur anniversaire de mariage, mais je reste figée sur le seuil, invisible. Mon fils, dos courbé, frotte la baignoire avec une énergie nerveuse. Il ne répond pas tout de suite. Je sens la tension dans l’air, cette tension qui me serre la gorge depuis des mois.
Je me souviens d’Antoine enfant, toujours prêt à aider, à consoler. Aujourd’hui, il semble éteint. Depuis qu’il a épousé Camille, quelque chose s’est brisé. Elle est belle, brillante, mais elle a ce ton… ce ton qui rabaisse, qui exige. Je n’ai jamais osé lui en parler franchement. Après tout, qui suis-je pour juger leur couple ? Mais ce matin-là, en voyant mon fils s’essuyer le front du revers de la main pendant que Camille feuillette un magazine sur le canapé, je sens la colère monter.
— Bonjour maman ! Tu es déjà là ?
Antoine sursaute en m’apercevant. Camille lève à peine les yeux.
— Ah, bonjour Françoise.
Je force un sourire.
— Je passais juste déposer un gâteau… Je ne voulais pas déranger.
Camille hausse les épaules.
— Tu ne déranges jamais.
Mais son regard me dit le contraire. Antoine pose l’éponge et vient m’embrasser. Il a l’air fatigué.
— Merci maman. On va se régaler.
Je voudrais lui dire tant de choses. Lui demander s’il va bien. S’il est heureux. Mais je n’ose pas devant elle. Alors je repars, le cœur lourd.
Sur le chemin du retour, je repense à toutes ces fois où j’ai surpris Antoine en train de plier le linge, préparer le dîner, ranger les courses… Camille travaille beaucoup, c’est vrai. Mais lui aussi. Et pourtant, c’est toujours lui qui s’occupe de tout. Je me souviens d’un dimanche où il avait préparé un repas entier pour ses beaux-parents pendant que Camille discutait avec sa sœur au téléphone. Personne n’avait remercié Antoine.
À la maison, je raconte tout à mon mari, Gérard.
— Tu exagères sûrement, Françoise. Les jeunes couples font comme ils veulent maintenant…
Mais je vois bien qu’il n’y croit pas lui-même. Il détourne les yeux et allume la télévision.
Les semaines passent. Je tente d’aborder le sujet avec Antoine lors d’un déjeuner en tête-à-tête.
— Tu as l’air fatigué ces temps-ci…
Il sourit tristement.
— C’est juste le boulot, maman.
Mais ses mains tremblent légèrement quand il boit son café.
Un soir d’automne, tout éclate. Camille débarque chez nous en furie.
— Vous lui mettez des idées dans la tête ! Antoine veut qu’on partage les tâches ! Vous croyez que c’est facile pour moi ? Je travaille plus que lui !
Je reste sans voix. Antoine arrive derrière elle, pâle comme un linge.
— Camille…
Elle se tourne vers lui :
— Si tu veux devenir comme ta mère, à tout contrôler, vas-y !
Je sens la honte et la colère m’envahir. Gérard tente d’apaiser les choses :
— On ne veut que votre bonheur…
Mais Camille claque la porte et entraîne Antoine avec elle.
Les jours suivants sont un supplice. Plus de nouvelles. Je dors mal. J’imagine mille scénarios : Antoine seul dans leur appartement en train de tout faire pendant que Camille sort avec ses amies ; ou alors Antoine qui explose enfin et quitte tout…
Finalement, il m’appelle un matin.
— Maman… Je crois qu’on va se séparer.
Sa voix est brisée. Je voudrais le consoler mais je ne sais plus quoi dire. Est-ce ma faute ? Ai-je trop insisté ? Ou pas assez ?
Quelques semaines plus tard, Antoine revient vivre chez nous pour un temps. Il ne parle presque pas. Il erre dans la maison comme une ombre. Un soir, alors que je plie du linge dans sa chambre d’enfant redevenue la sienne, il murmure :
— J’ai cru que c’était normal… De tout faire pour elle… De porter tout ça…
Je m’assois à côté de lui et prends sa main.
— Ce n’est jamais normal de s’oublier pour quelqu’un d’autre.
Il pleure doucement contre mon épaule.
Aujourd’hui encore, je me demande : comment aider nos enfants à reconnaître les signes d’une relation déséquilibrée ? Comment leur apprendre à poser des limites sans briser l’amour ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?