Rester fidèle à un fantôme : le deuil, la solitude et le poids du regard familial
— Tu ne vas quand même pas sortir habillée comme ça, Claire ?
La voix de Madame Lefèvre claque dans le silence du couloir. Je serre les poings sur la poignée de la porte, mon manteau à la main. Emma, ma fille de quatre ans, joue dans le salon avec ses poupées ; Michel, six ans, dessine sur la table basse. Je sens leurs regards, même s’ils ne comprennent pas tout ce qui se joue ici.
— Ce n’est qu’un dîner entre collègues, je réponds en essayant de garder mon calme.
— Un dîner ? À quoi bon ? Tu as des enfants à élever. Et puis… Paul n’aurait pas aimé te voir sortir ainsi. Tu sais bien ce qu’il aurait voulu.
Paul. Deux ans déjà que la voiture l’a fauché devant l’arrêt de bus. Deux ans que je me débats seule dans cette maison trop grande, trop vide. Deux ans que je me bats contre la solitude, la fatigue, les souvenirs qui me hantent chaque nuit. Et deux ans que ma belle-mère s’est installée dans notre quotidien, sous prétexte de m’aider — ou plutôt de surveiller.
Je me souviens du jour de l’enterrement. La pluie battait les vitres du cimetière de Montreuil. Madame Lefèvre m’a serrée contre elle si fort que j’ai cru étouffer. « Tu es forte, Claire. Tu dois rester digne pour Paul et pour les petits. » Depuis ce jour, elle ne cesse de me rappeler mon devoir : rester fidèle à son fils disparu.
Mais moi ? Qui pense à moi ?
Les semaines ont passé. Les amis se sont éloignés, gênés par mon chagrin ou par leur propre impuissance. Les collègues m’ont couverte de regards compatissants puis ont repris leur vie. Seule Madame Lefèvre est restée, omniprésente, envahissante.
— Claire, tu dois comprendre… Dans notre famille, on respecte la mémoire des morts. On ne refait pas sa vie comme ça, tu comprends ?
Je ravale mes larmes. Je voudrais lui crier que j’étouffe, que j’ai besoin d’air, d’un peu de lumière dans cette nuit sans fin. Mais je me tais. Par peur du scandale. Par peur de blesser mes enfants. Par peur d’être jugée.
Un soir d’hiver, alors que j’essaie d’endormir Emma qui réclame son papa, je sens la colère monter en moi.
— Maman, pourquoi mamie dit toujours que papa regarde du ciel ?
Je caresse ses cheveux blonds.
— Parce qu’elle croit que ça nous aide à ne pas être trop tristes… Mais tu sais, on a le droit d’être heureux aussi.
Emma ferme les yeux. Je reste là longtemps à écouter sa respiration paisible. Et je me demande : ai-je encore le droit d’être heureuse ?
Quelques semaines plus tard, au supermarché du quartier, je croise Thomas, un père d’élève de l’école de Michel. Il me sourit timidement.
— Ça te dirait un café un de ces jours ?
Je bafouille un oui maladroit. Le cœur battant, je rentre chez moi avec mes sacs de courses et une boule d’angoisse dans la gorge. Comment annoncer ça à Madame Lefèvre ?
Le lendemain matin, alors que je prépare le petit-déjeuner, elle entre dans la cuisine sans frapper.
— J’ai vu Thomas hier soir devant chez nous. Il n’est pas question que tu invites des hommes ici !
Sa voix tremble d’indignation. Je sens la colère monter.
— Ce n’est pas à vous de décider !
Elle me fixe avec des yeux pleins de reproches.
— Tu veux salir la mémoire de Paul ? Tu veux que tes enfants aient honte de leur mère ?
Je claque la porte du frigo et sors dans le jardin glacé pour respirer.
Les jours suivants sont un enfer. Madame Lefèvre multiplie les allusions : « Paul était un homme si bon… », « Il t’aimait tant… », « Tu ne trouveras jamais quelqu’un comme lui… » Je finis par éviter la maison autant que possible.
Un soir, alors que les enfants dorment enfin, je m’effondre sur le canapé. Je relis les messages de Thomas : « Prends ton temps », « Je comprends si tu n’es pas prête ». Je sens une chaleur douce envahir mon cœur fatigué.
Mais la culpabilité revient aussitôt : ai-je le droit d’aimer à nouveau ? De sourire ? De penser à moi ?
Un dimanche après-midi, alors que Michel joue au foot dans le jardin et qu’Emma dessine des cœurs sur la terrasse, Madame Lefèvre s’assoit en face de moi.
— Claire… Je t’en prie. Ne fais pas ça. Pense à Paul. Pense à nous.
Je prends une grande inspiration.
— J’y pense tous les jours. Mais j’ai aussi besoin de vivre. Pour moi. Pour les enfants.
Elle secoue la tête, les larmes aux yeux.
— Tu n’as pas le droit d’oublier !
Je me lève brusquement.
— Je n’oublierai jamais Paul ! Mais il est parti… Et moi je suis encore là !
Le silence tombe entre nous comme une chape de plomb.
Ce soir-là, je regarde mes enfants dormir et je me demande : combien de temps vais-je devoir porter ce deuil imposé ? Quand aurai-je enfin le droit d’exister pour moi-même ? Est-ce vraiment trahir ceux qu’on a aimés que d’oser vivre à nouveau ?
Et vous… croyez-vous qu’on puisse aimer deux fois sans trahir la mémoire du premier amour ?