Maman, pourquoi tu veux que je quitte Camille ?

— Julien, il faut qu’on parle. Tu ne peux pas continuer comme ça. Camille… elle ne sera plus jamais la même. Tu es jeune, tu as toute la vie devant toi. Tu n’es pas obligé de porter ce fardeau.

La voix de ma mère résonne encore dans ma tête, froide et tranchante comme un couperet. Nous étions assis dans la cuisine, un dimanche matin, le café refroidi entre nous. Je n’avais rien vu venir. Il y a vingt ans, elle était si fière de Camille. Elle racontait à tout le quartier comment sa future belle-fille était brillante, diplômée de la Sorbonne, professeure d’anglais au lycée Jean-Moulin. Elle disait : « Elle peut voyager partout, elle est cultivée, indépendante ! »

Moi, j’étais juste Julien, mécanicien dans le garage de mon oncle à Nanterre. Un gars simple, qui n’a jamais quitté l’Île-de-France. Mais Camille m’aimait pour ce que j’étais. On s’est rencontrés à une fête d’amis communs à Montreuil. Elle riait fort, parlait avec les mains, et moi je buvais ses paroles comme un gosse assoiffé de soleil.

On s’est mariés vite, trop vite peut-être. Mais on était heureux. On a acheté un petit appartement à Colombes, avec vue sur les toits gris et les platanes du boulevard. On rêvait d’enfants, de voyages en Bretagne, de vieux jours paisibles.

Puis il y a eu ce matin d’hiver où Camille s’est effondrée dans la salle de bains. L’AVC a tout changé. Elle avait 38 ans. Depuis, elle ne marche plus sans aide, parle difficilement, oublie parfois mon prénom. Les médecins ont dit : « Il faudra du temps… beaucoup de temps… »

Ma mère a d’abord été présente. Elle venait préparer des plats, aidait pour les papiers de la Sécu. Mais au fil des mois, elle a changé. Un jour, elle m’a lancé :

— Tu te rends compte que tu gâches ta vie ? Tu pourrais refaire ta vie avec une femme en bonne santé !

Je me suis levé brusquement :

— Maman, arrête ! Camille est toujours là ! C’est ma femme !

Mais elle a insisté :

— Tu n’as pas d’enfants, tu n’as pas d’attaches… Ce n’est pas trop tard pour divorcer.

J’ai claqué la porte ce jour-là. Mais le doute s’est immiscé en moi comme un poison lent. Les amis se sont éloignés peu à peu. Les invitations se sont faites rares. Au garage, mes collègues évitaient le sujet ou me lançaient des regards gênés.

Un soir, alors que j’aidais Camille à se coucher, elle m’a regardé avec ses yeux fatigués :

— Tu regrettes ?

J’ai senti ma gorge se serrer.

— Non… jamais.

Mais je mentais un peu. Pas parce que je ne l’aimais plus, mais parce que j’étais épuisé. Les nuits blanches à cause de ses douleurs, les démarches administratives interminables, la solitude… Parfois je rêvais de tout plaquer, de partir loin.

Un jour, ma mère est revenue à la charge :

— Julien, écoute-moi bien. Je t’aime trop pour te voir sombrer comme ça. Camille ne s’en rend même plus compte ! Elle ne saura même pas si tu pars…

Je lui ai répondu plus calmement que je ne l’aurais cru :

— Maman, tu crois que l’amour c’est juste quand tout va bien ? Tu crois que je peux effacer vingt ans parce que c’est difficile maintenant ?

Elle a pleuré. Moi aussi.

Les semaines ont passé. J’ai commencé à voir une psychologue à la mairie. Elle m’a dit :

— Vous avez le droit d’être fatigué. Mais vous avez aussi le droit de rester par amour.

Camille a progressé un peu. Elle arrive à lire quelques pages d’un roman, à sourire quand je lui raconte mes journées au garage. Parfois elle me serre la main très fort et me murmure :

— Merci d’être resté.

Ma mère ne comprend toujours pas. Elle me regarde avec tristesse et incompréhension.

Aujourd’hui encore, je me demande : ai-je eu raison de rester ? Est-ce que l’amour suffit quand tout s’effondre autour de soi ? Et vous… qu’auriez-vous fait à ma place ?