Il m’a quittée pour une autre, mais le regret l’a rongé jusqu’à la fin

« Tu ne comprends pas, Claire ! Je ne peux plus continuer comme ça ! »

La voix de François résonne encore dans ma tête, même des années après cette nuit de novembre où tout a basculé. Je me souviens du froid mordant qui s’infiltrait par la fenêtre mal fermée, du parfum du café renversé sur la nappe, et surtout de la peur qui me serrait la gorge. J’étais enceinte de nos jumeaux, et il venait de m’annoncer qu’il partait. Pour une autre. Pour Sophie.

Je n’ai pas crié. Je n’ai pas pleuré. Je suis restée là, figée, à regarder l’homme que j’aimais depuis dix ans faire sa valise à la hâte. Les enfants dormaient à l’étage. J’aurais voulu hurler, le supplier de rester, mais quelque chose en moi s’est brisé. Peut-être était-ce la fatigue de la grossesse, ou simplement l’épuisement de toutes ces années à essayer de sauver un couple déjà fissuré.

« Tu reviendras, François. Tu verras… » ai-je murmuré, plus pour moi-même que pour lui.

Les semaines suivantes ont été un cauchemar éveillé. Les voisins chuchotaient sur mon passage dans les rues pavées de notre petite ville de Bourgogne. Ma mère m’appelait chaque soir pour s’assurer que je mangeais. Mon père, lui, ne disait rien ; il se contentait de serrer les poings en silence. Les enfants posaient des questions auxquelles je ne savais pas répondre :

— Maman, pourquoi papa ne rentre plus ?
— Il a beaucoup de travail, mes chéris…

Je mentais. Je mentais à tout le monde, surtout à moi-même.

Le jour où j’ai accouché des jumeaux, François n’était pas là. C’est ma sœur, Élodie, qui m’a tenue la main pendant que je criais ma douleur et ma colère dans la salle d’accouchement de l’hôpital de Dijon. Quand j’ai vu les deux petits visages froissés, j’ai compris que je devrais être forte pour eux. Mais comment être forte quand on se sent trahie jusque dans sa chair ?

François est revenu quelques semaines plus tard, les bras chargés de cadeaux inutiles et le regard fuyant. Il voulait voir les enfants. Je l’ai laissé entrer, mais il n’a pas su trouver les mots. Il a embrassé les aînés du bout des lèvres et a caressé la tête des bébés sans conviction.

— Je suis désolé, Claire…
— Désolé ? Tu as tout détruit !

Il est reparti aussi vite qu’il était venu.

Les années ont passé. J’ai élevé seule mes quatre enfants. J’ai repris mon travail d’infirmière à mi-temps pour payer le loyer et les factures. Les fins de mois étaient difficiles ; parfois je sautais des repas pour que les enfants aient assez à manger. Mais jamais je n’ai laissé paraître ma détresse devant eux.

François vivait sa nouvelle vie avec Sophie à Lyon. Ils n’ont pas eu d’enfants ensemble. Parfois il appelait pour prendre des nouvelles, mais ses visites étaient rares et maladroites. Les enfants grandissaient sans lui ; ils apprenaient à faire du vélo sans son aide, ils perdaient leurs premières dents sans qu’il le sache.

Un soir d’hiver, alors que je rentrais tard du travail, j’ai trouvé une lettre dans la boîte aux lettres. L’écriture tremblante de François m’a bouleversée :

« Claire,
Je sais que je n’ai pas été un bon mari ni un bon père. Je regrette chaque jour ce que j’ai fait. Sophie m’a quitté il y a quelques mois. Je suis seul maintenant… Est-ce que tu pourrais me pardonner ? Est-ce que je peux revoir les enfants ? »

J’ai relu la lettre des dizaines de fois. La colère est revenue, brûlante et vive. Pourquoi fallait-il qu’il revienne maintenant ? Après tout ce temps ? Après tout ce mal ?

J’ai hésité longtemps avant d’en parler aux enfants. L’aîné, Thomas, avait 17 ans et une rancœur profonde contre son père.

— Il n’a jamais été là pour nous ! Pourquoi il reviendrait maintenant ?

La cadette, Juliette, plus douce, a simplement dit :

— Peut-être qu’il a changé…

Et moi ? Avais-je changé ? J’étais devenue une femme forte par nécessité, mais au fond de moi subsistait une blessure béante.

J’ai accepté que François vienne dîner un dimanche soir. Il est arrivé vieilli, fatigué, les épaules voûtées par le poids des regrets. Le repas a été silencieux ; seuls les couverts résonnaient dans la petite cuisine.

Après le dessert, il a pris la parole :

— Je sais que je ne mérite pas votre pardon… Mais je voudrais essayer d’être là pour vous maintenant.

Thomas s’est levé brusquement et est sorti sans un mot. Juliette a posé sa main sur celle de son père.

— Il faudra du temps…

François a pleuré ce soir-là. Pour la première fois depuis des années, j’ai vu l’homme que j’avais aimé autrefois : vulnérable, perdu.

Les mois suivants ont été faits de maladresses et d’efforts timides. François essayait d’être présent aux anniversaires, aux spectacles scolaires. Mais il était trop tard pour rattraper le temps perdu.

Un matin d’automne, alors que les feuilles mortes tapissaient les trottoirs de notre quartier tranquille, François m’a appelée depuis l’hôpital : il était malade, très malade. Le cancer avait déjà fait son œuvre.

J’ai accompagné mes enfants à son chevet. Nous avons parlé longtemps ; il a demandé pardon à chacun d’eux. Avant de partir, il m’a regardée droit dans les yeux :

— Claire… Merci d’avoir tout supporté. Je t’ai aimée… même quand j’étais trop lâche pour te le montrer.

Il est parti quelques jours plus tard.

Aujourd’hui encore, je repense à tout ce que nous avons traversé. La trahison, la solitude, la reconstruction… Et je me demande : peut-on vraiment pardonner l’impardonnable ? Ou bien certaines blessures sont-elles faites pour ne jamais guérir ?