Ma fille Camille n’a jamais voulu d’enfants. Aujourd’hui, elle me supplie de l’aider, et je doute de pouvoir lui offrir ce qu’elle attend.

« Maman, je t’en supplie… Je ne peux pas faire ça toute seule. »

La voix de Camille tremble au téléphone, et je sens mon cœur se serrer. Je suis assise dans la cuisine, la tasse de café refroidie entre mes mains. Jamais je n’aurais cru entendre ces mots sortir de la bouche de ma fille. Camille, ma fille unique, celle qui a toujours proclamé haut et fort qu’elle ne voulait pas d’enfants, me supplie aujourd’hui de l’aider à élever le sien.

Je me revois, il y a vingt ans, dans cette même cuisine, en train de lui expliquer comment on fait des crêpes. Elle avait huit ans, les joues pleines de farine et les yeux pétillants d’intelligence. Déjà à cet âge-là, elle disait : « Les bébés, c’est bruyant et ça sent mauvais ! » J’avais ri, pensant que ça lui passerait avec le temps. Mais non. À chaque Noël, chaque repas de famille, elle repoussait les questions de ses tantes avec un sourire ironique : « Non, je ne veux pas d’enfants. Je veux voyager, travailler, vivre pour moi. » Et moi, j’ai appris à respecter ce choix, même si au fond de moi, j’espérais qu’elle changerait d’avis.

Mais la vie n’écoute pas nos plans. Camille a trente-deux ans aujourd’hui. Elle vit à Lyon depuis cinq ans, travaille dans une agence de communication. Elle a rencontré Thomas il y a deux ans. Un garçon gentil mais instable, qui a disparu dès qu’il a appris la nouvelle. Et maintenant, Camille est seule avec un bébé de trois semaines dans les bras.

« Maman… Je n’y arrive pas. Il pleure tout le temps. Je ne dors plus. J’ai peur de mal faire… Je ne ressens rien pour lui. Rien ! »

Sa voix se brise et je sens une vague de culpabilité m’envahir. Est-ce ma faute ? Ai-je trop respecté son choix ? Aurais-je dû insister davantage sur la beauté d’être mère ?

Je prends le train pour Lyon le lendemain matin. Dans le wagon, je regarde défiler les paysages gris du mois de mars et je me demande ce que je vais trouver en arrivant. Camille m’attend sur le pas de sa porte, les traits tirés, les yeux cernés. Elle tient son fils contre elle comme on tiendrait un objet fragile dont on ne sait que faire.

« Viens… » murmure-t-elle.

L’appartement est en désordre. Des couches sales traînent sur la table basse, des biberons vides s’accumulent dans l’évier. Le bébé pleure d’une petite voix aiguë qui me transperce le cœur. Camille s’effondre sur le canapé.

« Je ne voulais pas de ça… Je ne voulais pas être comme toi… À sacrifier ma vie pour un enfant… »

Je m’assois près d’elle et prends sa main dans la mienne. Je sens toute sa détresse, sa colère aussi.

« Tu sais, Camille… Moi non plus je ne voulais pas d’enfant au début. Ton père voulait absolument une famille nombreuse. Moi, j’avais peur. Peur de ne pas être à la hauteur… »

Elle me regarde avec surprise.

« Tu ne m’as jamais dit ça… »

« On ne dit pas tout à ses enfants… On veut leur donner l’image d’une mère forte, sûre d’elle. Mais on doute toutes, tu sais… »

Le bébé continue de pleurer. Je le prends dans mes bras et il se calme presque aussitôt. Camille me regarde faire avec une sorte d’admiration mêlée de tristesse.

« Comment tu fais ? Pourquoi moi j’y arrive pas ? »

Je soupire.

« Parce que tu es fatiguée, parce que tu as peur… Et parce que tu n’as jamais voulu ça. Mais il est là maintenant. Il a besoin de toi… Et toi aussi tu as besoin d’aide. Ce n’est pas une honte de demander du soutien. »

Les jours passent et je reste chez elle pour l’aider. Je m’occupe du bébé la nuit pour qu’elle puisse dormir un peu. Je cuisine, je range, je la pousse à sortir prendre l’air. Mais rien n’y fait : Camille reste distante avec son fils. Elle le nourrit mécaniquement, sans tendresse.

Un soir, alors que je berce le petit dans la pénombre du salon, elle éclate :

« Je ne l’aime pas ! Tu comprends ? Je ne ressens rien ! J’ai envie de partir et de tout laisser ! »

Je sens la colère monter en moi mais je me retiens.

« Tu as le droit d’être perdue… Mais tu dois te faire aider. Va voir quelqu’un, parle à une psychologue… Ce n’est pas normal de souffrir autant. »

Elle secoue la tête.

« Et si jamais ça ne vient jamais ? Si je reste comme ça toute ma vie ? Tu ferais quoi à ma place ? »

Je n’ai pas de réponse à lui donner.

Les semaines passent et Camille accepte finalement d’aller consulter une psychologue spécialisée en périnatalité à l’hôpital Édouard-Herriot. Petit à petit, elle commence à parler de ses peurs : peur de reproduire mes erreurs, peur d’être enfermée dans un rôle qu’elle n’a jamais voulu endosser.

Un soir d’avril, alors que je prépare le dîner, elle s’approche timidement :

« Maman… Merci d’être restée… Je crois que j’ai besoin que tu restes encore un peu… Juste le temps que ça aille mieux… »

Je la serre dans mes bras et pour la première fois depuis longtemps, je sens qu’elle lâche prise.

Aujourd’hui, cela fait trois mois que je vis chez Camille. Les choses vont mieux mais rien n’est gagné. Elle apprend à connaître son fils jour après jour ; parfois elle sourit quand il gazouille, parfois elle s’effondre encore sous le poids du doute.

Moi aussi je doute : ai-je bien fait de rester ? Ne suis-je pas en train de l’empêcher de trouver sa propre voie ? Où s’arrête l’amour maternel et où commence le sacrifice ?

Et vous… Jusqu’où iriez-vous pour aider votre enfant ? Peut-on vraiment apprendre à aimer quand on n’a jamais voulu être mère ?