Entre luxe et survie : Ma mère pense que mon mari est un raté
« Tu vois, Camille, si tu avais épousé quelqu’un d’autre, tu ne vivrais pas dans ce deux-pièces minable ! »
La voix de ma mère résonne encore dans le salon exigu, rebondissant sur les murs défraîchis. Je serre la main de mon fils, Louis, qui balance doucement d’avant en arrière sur le canapé, les yeux perdus dans un monde que même moi je ne peux atteindre. Paul n’est pas encore rentré du travail ; il enchaîne les heures supplémentaires à l’usine Renault de Flins, espérant grappiller quelques euros de plus pour payer le loyer. Je sens la colère monter en moi, mais je ravale mes mots. À quoi bon ?
Ma mère, Françoise, s’installe lourdement sur la chaise branlante de la cuisine. Elle tapote son sac Chanel du bout des doigts, comme pour rappeler à tous que, elle, elle a réussi. « Tu sais, Camille, tu pourrais faire mieux. Tu as fait Sciences Po ! Pourquoi tu restes enfermée ici à t’occuper d’un enfant… spécial ? »
Je me retiens de hurler. Louis a huit ans. Il est autiste. Il ne parle pas beaucoup, mais il comprend tout. Et il souffre de ces mots qui le frôlent comme des lames invisibles. Je m’accroupis à sa hauteur et lui caresse les cheveux. « Ça va aller, mon cœur. »
Paul rentre enfin, le visage fatigué, les mains noircies de cambouis. Il embrasse Louis sur le front et me lance un regard complice. Mais Françoise ne lui laisse pas une seconde de répit : « Paul, tu pourrais au moins te laver avant de rentrer ! Tu sens l’huile et la misère… »
Paul baisse les yeux. Je sens sa honte et sa rage mêlées. Il n’a jamais su répondre à ma mère. Il préfère encaisser en silence. Mais ce soir, quelque chose craque en moi.
« Maman, ça suffit ! » Ma voix tremble mais je ne recule pas. « Tu n’as pas le droit de parler comme ça à Paul. Il fait tout ce qu’il peut pour nous. »
Françoise lève les yeux au ciel. « Tout ce qu’il peut ? C’est bien ça le problème ! Il ne peut pas grand-chose… »
Paul quitte la pièce sans un mot. J’entends la porte de la salle de bain claquer. Louis se met à pleurer doucement.
Je serre mon fils contre moi et je me demande comment on en est arrivés là. J’ai grandi à Versailles, dans une famille bourgeoise où tout était calculé : les notes, les fréquentations, les ambitions. J’ai rencontré Paul à la fac ; il venait d’une petite ville du Loiret, fils d’ouvrier agricole. Ma mère n’a jamais accepté ce mélange des genres.
Quand Louis est né et que le diagnostic est tombé, Françoise a dit : « C’est ce qui arrive quand on mélange les classes sociales… » J’ai cru mourir ce jour-là.
Depuis, chaque visite de ma mère est un supplice. Elle critique tout : notre appartement trop petit à Nanterre, nos meubles Ikea, mes vêtements sans marque, l’absence de vacances à l’étranger… Elle ne comprend pas que chaque centime compte.
Paul travaille parfois douze heures par jour. Il rentre épuisé mais trouve toujours la force de jouer avec Louis ou de m’aider à préparer le dîner. Je donne des cours particuliers le soir pour arrondir les fins de mois. Mais rien n’est jamais suffisant aux yeux de ma mère.
Un soir d’hiver, alors que la pluie martèle les vitres et que le chauffage peine à réchauffer la pièce, Paul s’effondre sur le canapé.
— Je n’en peux plus, Camille… J’ai l’impression d’être un fantôme dans ta famille.
Je m’assieds près de lui et prends sa main rugueuse dans la mienne.
— Tu es tout pour moi… Pour Louis aussi.
Il détourne les yeux.
— Ta mère a raison sur un point : je ne t’offre pas la vie que tu mérites.
Je sens mes larmes monter.
— Ce que je mérite ? Je mérite qu’on m’aime et qu’on respecte notre famille !
Louis arrive en courant et se blottit entre nous deux. Il pose sa petite main sur la joue de Paul et murmure :
— Papa…
C’est rare qu’il parle spontanément. Paul éclate en sanglots silencieux.
Le lendemain matin, Françoise débarque sans prévenir avec des sacs remplis de vêtements griffés pour Louis et moi.
— Au moins vous aurez l’air présentables pour l’anniversaire de ton oncle Henri.
Je refuse poliment mais elle insiste.
— Tu ne vas pas refuser un peu d’aide ? Avec ce que gagne Paul…
Je sens la colère gronder en moi mais je me retiens encore une fois. Je prends les sacs et les pose dans l’entrée sans un mot.
Le soir venu, Paul me confie :
— On devrait partir loin d’ici… Trouver une petite maison à la campagne où ta mère ne viendra plus nous juger.
Je rêve parfois d’une vie simple loin du regard des autres. Mais comment faire ? Louis a besoin de soins spécialisés qu’on ne trouve qu’en ville.
Quelques jours plus tard, lors du fameux anniversaire chez mon oncle Henri à Neuilly-sur-Seine, tout le monde est tiré à quatre épingles. Ma mère parade devant ses amis :
— Ma fille a épousé un ouvrier… Mais bon, elle a toujours eu un côté bohème !
Les rires fusent autour de moi comme des flèches empoisonnées. Paul serre les dents et s’éclipse dans le jardin avec Louis.
Ma cousine Juliette me glisse à l’oreille :
— Comment tu fais pour supporter tout ça ?
Je hausse les épaules mais au fond de moi je hurle.
Le retour à la maison est silencieux. Paul s’enferme dans la chambre. Je couche Louis puis m’effondre dans la cuisine.
Je repense à toutes ces années où j’ai essayé de plaire à ma mère, d’être la fille parfaite… Mais à quel prix ? Mon couple vacille sous le poids du mépris maternel et du quotidien qui nous écrase.
Un soir, alors que Louis dort paisiblement, j’appelle ma mère.
— Maman… Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi tu refuses d’accepter Paul ?
Un silence gênant s’installe.
— Parce que tu vaux mieux que cette vie-là…
— Mais c’est MA vie ! Et c’est toi qui me rends malheureuse !
Je raccroche en tremblant.
Paul me rejoint dans la cuisine et me serre fort contre lui.
— On va s’en sortir, Camille… Ensemble.
Je veux y croire. Pour lui. Pour Louis. Pour moi aussi.
Mais dites-moi… Est-ce qu’on peut vraiment se libérer du regard des autres ? Est-ce qu’on peut être heureux quand ceux qui devraient nous aimer nous jugent sans cesse ?