Mon frère veut sa part : Quand l’amour divise la famille
« Camille, il faut qu’on parle. » La voix de mon père résonne dans le salon, grave, presque étrangère. Je pose ma tasse de café sur la table basse, le cœur déjà serré. Hugo, mon petit frère de dix-neuf ans, se tient debout près de la fenêtre, les bras croisés, le regard fuyant. Ma mère, elle, triture nerveusement son alliance. L’atmosphère est lourde, électrique. Je sens que quelque chose d’important va se jouer.
« Je vais me marier avec Léa, » lâche Hugo d’une traite, comme s’il avait peur que les mots lui échappent. Je reste sans voix. Léa ? Sa copine depuis à peine un an ? Je cherche le regard de mes parents, espérant y lire une trace de blague ou d’ironie. Mais non. Mon père soupire profondément.
« Hugo… tu es sûr de toi ? Tu n’as même pas fini ton BTS… » tente-t-il, la voix tremblante.
« Je suis sûr, papa. On s’aime. Et puis… on n’a pas les moyens de louer un appart à Paris. Les loyers sont trop chers. Alors… je veux ma part de la maison. Celle que mamie nous a laissée. Comme ça, on pourra vendre et commencer notre vie ensemble. »
Un silence glacial s’abat sur la pièce. Je sens la colère monter en moi. « Tu veux vendre la maison ? Celle où on a grandi ? Celle où maman a planté ses rosiers ? » Ma voix tremble d’indignation.
Hugo me regarde enfin, les yeux brillants d’une détermination nouvelle. « C’est aussi ma maison, Camille. J’ai droit à ma part. Toi, tu travailles déjà, t’as ton appart à Boulogne. Moi j’ai rien. »
Je me lève brusquement. « Mais tu ne comprends pas ce que tu demandes ! Papa et maman vivent ici ! Tu veux les mettre dehors pour ton histoire d’amour ? »
Ma mère éclate en sanglots. Mon père serre les poings sur ses genoux. Hugo détourne les yeux mais ne cède pas.
Les jours suivants sont un enfer. Les repas se font en silence ou explosent en disputes. Ma mère ne dort plus, mon père s’enferme dans le garage pour bricoler des heures durant. Moi, je fais des allers-retours entre mon boulot et la maison familiale, tentant de raisonner Hugo.
Un soir, je le retrouve assis sur le perron, une cigarette à la main – lui qui ne fumait jamais avant.
« Pourquoi tu fais ça ? » je demande doucement.
Il hausse les épaules. « T’as jamais été amoureux au point de vouloir tout risquer ? Léa… elle veut qu’on ait notre chez-nous. Elle en a marre de vivre chez ses parents dans le 93. On n’a pas d’argent, Camille. Je veux juste commencer ma vie… »
Je m’assieds à côté de lui. « Mais à quel prix ? Tu vas briser la famille pour ça ? Tu crois que vendre la maison va tout régler ? Et si ça ne marche pas avec Léa ? Tu feras quoi ? »
Il écrase sa cigarette sur la marche et me regarde enfin dans les yeux : « Tu crois que j’ai pas peur ? Mais j’en ai marre d’attendre que la vie commence… Toi t’as tout eu facilement parce que t’es l’aînée ! Moi j’ai toujours été le petit dernier qu’on protège… Là je veux juste exister par moi-même ! »
Les semaines passent et la tension ne retombe pas. Mon père consulte un notaire ; il refuse catégoriquement de vendre mais Hugo menace d’aller en justice pour réclamer sa part légale d’héritage anticipé – ce qu’il a lu sur Internet.
La famille se fissure à vue d’œil. Les voisins commencent à parler : « Vous avez entendu ce qui se passe chez les Martin ? Le petit veut vendre la maison… » Même ma grand-mère du côté maternel m’appelle pour me supplier de calmer mon frère.
Un dimanche matin, alors que je prépare le café pour tout le monde, Hugo débarque avec Léa. Elle est jolie, timide, mais je sens qu’elle est mal à l’aise.
« On voulait vous parler tous ensemble… » commence-t-elle d’une voix douce.
Hugo prend la parole : « On a réfléchi… Si on pouvait juste avoir un prêt familial ou un petit coup de pouce pour la caution d’un appart… On laisserait tomber l’idée de vendre la maison… Mais on n’a vraiment personne d’autre vers qui se tourner… »
Mon père explose : « Tu crois qu’on roule sur l’or ? On a encore dix ans de crédit sur cette maison ! Et ta sœur aussi galère pour payer son loyer ! »
Je sens les larmes monter. Je me tourne vers Hugo : « Tu ne vois donc pas tout ce que tu es en train de détruire ? L’amour c’est beau mais ça ne justifie pas tout… Tu vas finir par te retrouver seul si tu continues comme ça… »
Hugo baisse la tête. Léa lui prend la main.
Les jours suivants sont faits de compromis douloureux : mes parents acceptent finalement de prêter une petite somme à Hugo et Léa pour leur permettre de louer un studio en banlieue, mais l’amertume reste palpable. La confiance est brisée ; les repas familiaux n’ont plus la même saveur.
Aujourd’hui encore, des mois après cette crise, je me demande si on retrouvera un jour notre complicité d’avant. Est-ce que l’amour doit vraiment passer avant tout ? Jusqu’où seriez-vous prêts à aller pour aider un membre de votre famille au risque de tout perdre ?