Quand la porte reste entrouverte : Histoire de voisinage et de limites à Nanterre
— Claire, tu es là ? Je peux entrer ?
La voix de Sophie résonne dans le couloir, familière, presque trop. Je n’ai pas le temps de répondre qu’elle pousse déjà la porte, son fils Hugo courant derrière elle. Mon cœur se serre. Encore une fois, elle ne frappe pas vraiment, elle ne demande pas vraiment. Elle entre, comme si mon appartement était une extension du sien.
— J’ai besoin de te parler, tu as cinq minutes ?
Je regarde ma fille, Camille, qui lève les yeux au ciel. Elle sait ce que cela signifie : encore une heure à écouter Sophie raconter ses soucis, à surveiller les enfants qui retournent le salon, à repousser le moment où je pourrai enfin souffler.
Je m’appelle Claire. J’ai trente-huit ans, deux enfants, un mari souvent absent à cause de son travail à La Défense, et une voisine qui ne comprend pas le mot « limite ».
Au début, j’étais ravie d’avoir trouvé une amie dans cette résidence où tout le monde se croise sans jamais se parler. Sophie était chaleureuse, pleine d’énergie, toujours prête à rendre service. Mais très vite, elle a commencé à venir sans prévenir, à me demander de garder Hugo « juste une petite heure », à me confier ses problèmes de couple alors que je préparais le dîner. Elle s’invitait à nos repas du dimanche, apportant parfois une tarte, mais surtout sa fatigue et ses histoires.
Un soir, alors que je tentais de coucher Camille et son petit frère Paul, Sophie a débarqué en larmes. Son mari venait de partir après une dispute. Elle voulait parler. J’ai écouté, bien sûr. Mais ce soir-là, Paul a fait une crise d’asthme et j’ai dû courir aux urgences. Sophie est restée chez moi, a attendu mon retour… et a vidé la moitié de ma bouteille de vin.
Depuis ce jour, j’ai commencé à ressentir une angoisse sourde chaque fois que j’entendais ses pas dans l’escalier. J’ai essayé d’en parler à mon mari, Thomas.
— Tu exagères, m’a-t-il dit en haussant les épaules. C’est bien d’avoir du monde autour de nous. Et puis les enfants s’entendent tellement bien.
Mais il n’était jamais là quand Sophie débarquait à 7h30 un samedi matin parce qu’elle avait « besoin de parler » ou qu’elle me demandait de l’accompagner faire les courses parce qu’elle n’avait « pas le courage d’y aller seule ».
Un dimanche après-midi, alors que je tentais de profiter d’un rare moment de calme avec un livre sur le balcon, j’ai entendu la sonnette retentir. J’ai hésité. Pour la première fois, je n’ai pas ouvert tout de suite. Mon cœur battait fort. J’avais honte de moi-même.
Mais la sonnette a retenti encore et encore. Finalement, j’ai ouvert. Sophie était là, essoufflée.
— Tu ne répondais pas… J’ai cru qu’il t’était arrivé quelque chose !
J’ai senti la colère monter.
— Sophie, il faut qu’on parle.
Elle m’a regardée, surprise.
— Je t’écoute…
J’ai pris une grande inspiration.
— J’ai besoin d’espace. J’ai besoin que tu préviennes avant de venir. Parfois… j’ai juste envie d’être seule avec mes enfants.
Un silence gênant s’est installé. Elle a baissé les yeux.
— Je suis désolée… Je ne voulais pas t’embêter…
J’ai vu ses mains trembler. Je me suis sentie coupable aussitôt. Mais je savais que si je ne disais rien aujourd’hui, je ne pourrais plus jamais respirer chez moi.
Les jours suivants ont été étranges. Sophie ne venait plus. Les enfants demandaient pourquoi Hugo ne passait plus jouer. Thomas me reprochait d’avoir « brisé quelque chose ». Même mes parents, au téléphone, m’ont dit que « la solidarité entre voisins se perd ».
Mais moi… moi je respirais enfin.
Un soir, alors que je rentrais des courses avec Camille, j’ai croisé Sophie devant l’immeuble. Elle m’a saluée timidement.
— Tu sais… Je comprends ce que tu as dit l’autre jour. Ce n’est pas facile pour moi non plus…
J’ai hoché la tête.
— On peut trouver un équilibre ?
Elle a souri faiblement.
— Oui… Peut-être qu’on pourrait se voir le mercredi après-midi ? Les enfants seraient contents…
J’ai accepté. Ce n’était pas parfait, mais c’était un début.
Aujourd’hui encore, je me demande : jusqu’où doit-on aller par gentillesse ? Où commence le respect de soi-même ? Et vous… avez-vous déjà eu peur de dire non à quelqu’un par peur d’être jugé ?